Au royaume de l’insouciance
Annick Cojean | 09 septembre 2008
Article dressant un état des lieux de la jeunesse danoise, citant des résultats de l’étude Les Jeunesses face à leur avenir (janvier 2008).
Est-il possible d’avoir 20 ans et de penser, contrairement à Paul Nizan, que c’est « le plus bel âge de la vie » ? Est-il pensable, le bac en poche, de se dire qu’on a tout le temps – cinq, huit, pourquoi pas dix ans – pour flâner, butiner, tâtonner, explorer, à la recherche de soi, et d’une voie idéale menant à l’épanouissement ? Est-il concevable, enfin, d’étendre cette période délectable de la « jeunesse » sans la moindre anxiété d’origine matérielle ou de recherche d’emploi ? Mieux : avec la quasi-certitude que les virages, secousses, et multiples expériences du parcours – fût-il vagabond et chaotique – éveilleront chez un employeur potentiel respect, admiration… et se monnaieront ?
Nous sommes décidément loin de Paris et des angoisses qui, d’après tous les sondages, plombent le moral des jeunes Français ainsi que celui de leurs parents. Ici, à Copenhague, la jeunesse à bicyclette se dit résolument « chanceuse et optimiste ». Et les Danois qui se confient rient de notre perplexité devant leur stupéfiante décontraction, leur aisance à se déclarer « en construction », et leur formidable confiance dans l’avenir. « Bienvenue au royaume de l’insouciance ! », s’exclame un père de famille, universitaire, en couvant du regard deux grands adolescents, qu’il encourage à prendre le large et « partir explorer le monde ». Insouciance, c’est bien cela. Les jeunes le confirment qui précisent : « Délicieuse insouciance. »
Une étude comparative des jeunesses (16-29 ans) de 17 pays, publiée en 2006 par la Fondation pour l’innovation en politique et réalisée avec l’institut suédois Kairos, donnait des résultats spectaculaires. Seuls 26 % des Français estimaient par exemple leur avenir personnel « prometteur » contre… 60 % des Danois. 27 % des Français se disaient persuadés d’avoir « un bon travail dans l’avenir » contre… 60 % des Danois. 32 % des Français se disaient « satisfaits » de leur vie contre… 51 % des Danois. Et 22 % des Français affirmaient avoir une liberté et un contrôle total sur leur propre avenir contre… 45 % des Danois. Enfin, interrogés sur les qualités à développer chez l’enfant, les Français choisissaient « l’obéissance » tandis que les Danois plébiscitaient « l’indépendance ». Un paradoxe, quarante ans après le mouvement antiautoritaire des jeunes de Mai 68. Mais un choix de valeurs très significatif des différentes conceptions de l’apprentissage de la vie.
« C’est fascinant !, observe Cecile Van de Velde, auteur d’une thèse Devenir adulte, sociologie comparée de la jeunesse en Europe, publiée cette année chez PUF. Français et Danois se situent aux deux extrêmes d’un panel européen. Aux Français anxieux, pressés par le temps, cernés par le chômage, convaincus que leur destin se joue avant 25 ans et qu’un échec ou une erreur d’orientation se paient durant toute la vie, s’opposent les Danois confiants, financièrement autonomes grâce à des bourses, prêts et petits boulots, encouragés à l’exploration et à la mobilité, avec un horizon ascendant et un marché de l’emploi avide de leur apport. »
Le tableau est dressé, que l’on croirait caricatural. Mais la vingtaine de jeunes gens rencontrés à Copenhague, en ce début septembre, n’auront de cesse de l’accréditer. « La jeunesse est ici une époque bénie, explique Sven Morch, professeur de psychologie à l’université de Copenhague. Ce qu’elle évoque, véhicule, implique est d’ailleurs si populaire, si positif, que tout le monde voudrait en être et qu’elle tend à s’allonger à l’infini. » S’allonger ? « Les enfants piaffent d’aborder ce rivage et les parents précipitent le mouvement en basant l’éducation de leurs gamins sur l’autonomie et en les habillant très tôt en ados. Dans l’entreprise, les emplois doivent de plus en plus avoir l’attrait du « job », être distrayants, permettre le développement individuel et même paraître sexy ! » La société danoise a pour la jeunesse, dit-il, toutes les indulgences et toutes les attentions. « Et nos jeunes excellent à être jeunes ! »
Cela fait sourire la bande de garçons, de 17 à 20 ans, réunis ce dimanche dans le jardin des parents de l’un d’eux. Oui, ils ont bien l’intention d’être « bons » dans la position de « jeunes ». Oui, la vie, ces prochaines années, promet d’être « vraiment cool ». Comme elle le fut déjà, reconnaissent-ils, pendant toute leur scolarité. Pas d’angoisses de carnets de notes ou de devoirs sur table ? « Jamais ! Toute idée de classement est inacceptable, assure Stefan, 20 ans. Elle irait à l’encontre de l’égalité sur laquelle est fondée notre social-démocratie. Les profs comme les parents tentent toujours de trouver du positif. Ce qui compte, c’est d’être soi-même et de se sentir bien. »
Pas de stress, de retenues, de sélection, encore moins de redoublements. Surtout, jamais de menaces associant une profession dévalorisée à un échec scolaire, du genre : « Si tu ne travailles pas, tu finiras… » L’échelle des revenus étant de toute façon très serrée, le diplôme ne garantira pas un salaire plus élevé, une meilleure qualité de vie, ou l’unique moyen de s’élever socialement. Alors, pas de chantage !
Entre collège et lycée, il arrive que des élèves fassent « une pause », en s’inscrivant dans une « école du peuple », un internat où, loin des programmes scolaires classiques, ils se consacreront à leurs passions : sports, art, environnement. Marcus, 17 ans, se souvient de cette année où il a développé un projet sur la musique cubaine et effectué un séjour à Paris et à Cuba comme d’un moment merveilleux et essentiel, où il a « grandi, rêvé, appris à vivre et composer avec les autres, et penser à la vie ». Encore deux ans de lycée, et il fera de nouveau une pause. Un an, dit-il. Pour aller sur les routes. « En Espagne, peut-être ; prendre un job de serveur ; bourlinguer ; avant d’entreprendre des études d’anthropologie. »
Ce projet d’une ou deux années « off » est partagé par la quasi-totalité des jeunes, qui vont jusqu’à trouver « dangereux », voire « catastrophique », le fait de foncer tête baissée dans les études. Adel, 19 ans, avoue avoir fait ce choix, mais c’est parce qu’il rêve d’être médecin et que, issus de parents ayant fui l’Irak de Saddam Hussein et ayant dû repasser des diplômes au Danemark, il sait que sa famille considérerait comme « un gaspillage de temps effarant » la pause d’un an après le bac. « C’est pourtant le moment de faire des expériences, de se tester, d’acquérir de la maturité hors du cadre familial », assure Lars, 19 ans, expliquant qu’il lui faut d’ailleurs trouver d’urgence une location car sa mère le met à la porte : « Elle a raison, remarquez ! C’est le bon moment, et le meilleur moyen de rester bons amis ! »
Ses amis éclatent de rire. Si l’initiative du départ de la maison n’est pas souvent le fait des parents, la nécessité de ce départ, à la fin de l’enseignement secondaire, s’impose à tous comme une évidence. Pas de rite, pas de larmes, le départ s’inscrit simplement dans une démarche d’autonomie amorcée dès 13-15 ans, par le recours à de petits boulots rémunérés (caissiers, vendeurs, plieurs de journaux), à des tâches ménagères payées, puis par la perception, dès l’âge de 18 ans, d’une aide financière étatique (environ 300 euros). L’Etat danois garantit ainsi l’indépendance des jeunes dès leur majorité.
Et, sur ce point, le consensus là encore est total. Dans ce pays de 5,4 millions d’habitants où le taux d’imposition peut atteindre 80 % des revenus, les études sont gratuites, et chacun a droit à six années de bourses d’Etat (à organiser comme bon lui semble), ainsi qu’à des prêts avantageux, quels que soient les revenus des parents. La combinaison des deux peut aboutir à près de 1 000 euros mensuels. « La plupart des étudiants exerçant un emploi à temps partiel, ils disposent ainsi de revenus leur permettant à la fois indépendance et tranquillité d’esprit, commente le sociologue Dominique Bouchet, qui enseigne et vit au Danemark. Les installations universitaires sont de qualité, le nombre de professeurs pour un groupe d’étudiants bien plus élevé qu’ailleurs. » Et surtout, insiste-t-il, « il y a droit à l’erreur de parcours, droit à l’hésitation et à l’errance. On peut changer de cap, faire une pause, recommencer plus tard dans une autre branche. Tout itinéraire est respectable, l’idée d’échec n’existe pas. »
Pourquoi ? Toujours l’idée, partagée par les employeurs, qu’il importe de « se trouver » et qu’un CV ne se résume pas à la liste des diplômes. « C’est la personnalité qui nous intéresse avant tout, affirme Vagn Sorensen, président de l’entreprise de télécommunications TDC. Quels petits boulots ? Quels voyages ? Quelles expériences de leadership ? De travail bénévole ? » Il faut dire que dans un pays où le taux de chômage est de 1,6 %, autant dire inexistant, le jeune diplômé est très courtisé et c’est lui qui pose ses exigences : horaires, lieu, salaire… « En ce moment, c’est un petit roi ! »
Un petit roi qui se lance très tard sur le marché de l’emploi (25-28 ans) et que le gouvernement libéral, inquiet du manque de main-d’oeuvre, des conséquences de la baisse démographique sur le régime de retraite et d’une dégradation possible de l’économie (le Danemark vient de connaître deux trimestres consécutifs de baisse de son PIB) aimerait faire travailler plus tôt. Des incitations à renoncer aux fameuses années « off » sont même imaginées en jouant sur les bourses et le système de notation. Et les Danois sont horrifiés. Bousculer la jeunesse ? Contrarier ses rêves et ses fameux vagabondages ? Sa liberté à trouver doucement sa place ? Jamais !
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