Dominique Reynié : « Christianisme et démocratie ont destin lié »
Dominique Reynié, Marie-Laetitia Bonavita | 13 mai 2021
Le christianisme a incontestablement contribué à l’avènement de la modernité. À l’heure des débats incessants sur la laïcité, dix intellectuels, politologues, théologiens et historiens de renom rappellent les apports et les défis du catholicisme, du protestantisme et de l’orthodoxie.
Dominique Reynié, directeur général de la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol) et qui a dirigé l’ouvrage collectif Le XXIe siècle du christianisme (Éditions du Cerf), note que les religions sont à la fois génératrices d’harmonie et de division sociales.
LE FIGARO. – Pourquoi ce livre ?
Dominique REYNIÉ. – Pour contribuer à nous préparer. La France entre dans un monde moins démocratique et plus religieux. La religion occupe une place centrale dans les vies comme dans les affaires publiques mondiales. Je souligne dans ce livre que 84 % des femmes et des hommes déclarent une affiliation religieuse. Plus que d’une permanence du fait religieux au XXIe siècle, les données témoignent de son expansion, au moins pour des raisons démographiques. Pour nous, la question du lien entre religion et politique se pose donc à nouveau. Car le modèle de la séparation, à la fois condition du christianisme et du monde démocratique, est désormais mis à l’épreuve.
Quel est le poids des chrétiens dans le monde ?
La dynamique des religions est aussi une affaire de démographie. S’il croît moins vite que l’islam, le christianisme est en expansion et il forme le groupe religieux le plus important, avec 2,3 milliards de fidèles (31 % de tous les croyants), devant les musulmans, avec 1,8 milliard de fidèles (24 %), les hindous (1,1 milliard, soit 15 %), les bouddhistes (500 millions, soit 7 %) et les juifs (moins de 0,2 %). À l’échelle du monde, les personnes sans affiliation religieuse sont très minoritaires. Sur la période 2010-2015, le nombre moyen d’enfants par femme en âge de procréer a été de 1,6 chez les femmes sans affiliation religieuse, de 2,3 chez les juifs et les hindous, de 2,6 chez les chrétiens et de 2,9 chez les musulmans.
Selon ces indications, le nombre des naissances d’enfants de musulmans devrait dépasser le nombre des naissances d’enfants de chrétiens autour de 2035, mais les données les plus récentes enregistrent une poussée de l’athéisme dans le monde arabe, où il est pourtant difficile de le déclarer. Il faut souligner que le monde musulman souffre d’un autoritarisme qui fausse le recueil des données sur la pratique de l’islam, à mon avis quantitativement surestimée.
La culture chrétienne, rappelez-vous, a contribué à la culture démocratique et à la modernité européenne…
Le christianisme est, en effet, l’une des sources majeures de l’idée démocratique. Celle-ci participe d’un entrelacs mêlant Jérusalem, Athènes et Rome, judaïsme, philosophie grecque et droit romain. L’idée d’une condition humaine universelle, d’une égale dignité naturelle, de droits humains fondamentaux, de questionnement critique ne serait pas sans le christianisme. De même la séparation de la religion et de l’État. Le christianisme est une religion propice à la sécularisation. Il faut toutefois distinguer le christianisme comme vision de l’humanité et l’Église comme institution.
Quel est alors le rôle de l’Église dans la démocratie ?
En dépit de son histoire contrastée, oppressive et libératrice, l’Église est une source trop méconnue et pourtant déterminante de la civilisation électorale que nous connaissons, à côté du pouvoir communal. Pendant dix siècles, le millénaire médiéval, l’Église catholique et romaine est restée la seule institution où l’élection n’a pas disparu. Les notions d’unanimité, de majorité qualifiée, de pluralité et les techniques électorales qui les produisent et nous sont familières n’ont pas été catapultées jusqu’à nous depuis la démocratie antique. C’est ainsi que l’Église a fortement contribué au triomphe du principe fondamental selon lequel l’autorité ne saurait être légitime sans avoir obtenu le consentement des gouvernés.
Le rejet de la culture chrétienne est, dites-vous, une menace pour la démocratie. Le XXIe siècle sera-t-il celui des modèles autoritaires ou théologico-politiques ?
Je soutiens, dans mon texte, que nous sommes aujourd’hui confrontés à deux modèles refusant la séparation du politique et du religieux: d’un côté, l’islamisme, qui porte un projet théologico-politique, y compris au cœur du monde occidental supposé sécularisé ; de l’autre côté, le régime chinois, où la religion est placée sous la direction du Parti communiste et soumise à la répression du pouvoir. Ces deux négations de la séparation menacent la religion autant que la démocratie. Cela s’illustre tragiquement par les persécutions dont sont victimes en Chine les Ouïgours et les chrétiens, mais aussi par celles dont souffrent les chrétiens dans le monde musulman.
Je rappelle dans le livre que, selon l’Index mondial de persécution des chrétiens – la source de référence -, le nombre de chrétiens tués en raison de leur foi a augmenté de 60 % entre 2019 et 2020, passant de 2983 à 4761 individus. La quasi-totalité (91 %) des chrétiens assassinés en 2020 l’ont été sur le continent africain. C’est l’une des conséquences du développement des groupes djihadistes en Afrique subsaharienne. L’islamisme et le totalitarisme chinois mènent à la fois une guerre à la séparation du politique et du religieux et une guerre à la démocratie. Si le christianisme est aujourd’hui la religion la plus persécutée dans le monde, c’est parce qu’elle est une religion de la séparation et, en tant que telle, l’une des conditions d’une société démocratique. Christianisme et démocratie ont destin lié.
Finalement, comment un retour à la religion pourrait-il réenchanter la politique ?
Cela dépend des conditions dans lesquelles se déploie le religieux. La globalisation pose à l’humanité les questions les plus graves, bien qu’elles aient déjà été posées, en particulier au XXe siècle : nos devoirs envers la vie, l’universalité de la condition humaine, notre égalité naturelle, la solidarité, l’éthique de l’action… Les religions ne sauraient être silencieuses. Mais elles ne peuvent conserver la pertinence qui leur est propre qu’en étant à la fois séparées du pouvoir et vivantes dans la société.
Cela suppose qu’elles soient facultatives. D’un côté, on peut dire qu’il n’y a point de liberté ni de religion si Dieu est obligatoire ou s’il doit être membre du Parti. Mais, d’un autre côté, dans les sociétés chrétiennes supposées sécularisées, on peut se demander si ce n’est pas à cette redoutable alternative que nous conduit le déclin des idéologies. Dans ce cas, ce serait l’épuisement de l’humanisme que nous devrions redouter.
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Dominique Reynié (dir.), Le XXIe siècle du christianisme (éditions du Cerf, mai 2021).
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