En Chine, la grande désillusion de la "start-up nation"
Robin Rivaton | 01 août 2022
Des semaines harassantes en échange de rémunérations attractives... Le "contrat social" des entreprises tech chinoises avec leurs salariés ne fonctionne plus.
Alors que le secteur de la technologie semblait être l’un des derniers refuges de la mobilité ascendante, les nuages s’assombrissent et le rendent beaucoup moins attractif. La Chine est sans doute le pays où ce virage a été le plus marqué. La génération la plus instruite de l’histoire du pays, 12 millions de jeunes diplômés des universités et des établissements techniques, aurait dû se déployer dans les PME innovantes et les géants de la tech pour y dessiner les services et produits de demain. Et pourtant, elle doit aujourd’hui se confronter à la réalité d’un marché de l’emploi fracassé par la stratégie « zéro Covid » du gouvernement et une offensive assumée contre les entreprises de la technologie d’enseignement à distance, de jeux vidéo, de livraison à domicile ou de transport de personne. Près de 100 000 travailleurs de la technologie auraient été licenciés sur les douze derniers mois, auxquels il faut ajouter le gel d’embauches déjà programmées. Malgré des signes de desserrement réglementaire, les géants Tencent et ByteDance, propriétaire de TikTok, viennent d’annoncer de nouvelles vagues de licenciements.
Résultat, 15 millions de jeunes Chinois sont sans emploi, propulsant le taux chômage des citadins de 16 à 24 ans à plus de 19%, quasiment le double du taux observé en Europe et aux Etats-Unis. Le chômage et le sous-emploi pèsent sur les prétentions salariales. Les attentes des diplômés ont chuté de plus de 6% par rapport à l’année dernière pour atteindre 932 dollars par mois. Lors d’une visite dans l’université de Yibin, Xi Jinping lui-même a conseillé aux diplômés de ne pas jouer les fines bouches rappelant que « vouloir devenir riche et célèbre du jour au lendemain n’est pas réaliste ».
Des semaines de plus de 70 heures
Les entreprises publiques ont gagné en popularité au cours de la même période. Selon la société de recrutement 51job, 39% des diplômés les ont citées comme leur premier choix d’employeur contre 25% en 2017. La principale politique de Pékin en faveur de l’emploi a en effet été d’ordonner au secteur public et parapublic d’augmenter les embauches. Certains disent que le Parti communiste chinois peut être soulagé que les jeunes chômeurs du pays préfèrent rejoindre le gouvernement plutôt que de le renverser mais ces emplois moins bien rémunérés traduisent également un changement d’état d’esprit.
Le monde des start-up chinoises était réputé pour ses salaires élevés et ses avantages mirobolants dans un pays encore pauvre il y a une génération – imaginez que le fauteuil de bureau fourni chez ByteDance représente six mois de salaire d’un habitant de Shanghai de 1990. Mais en échange, les travailleurs devaient travailler énormément et étaient soumis à une intense pression. La culture du 996 symbolisant des journées de 9 heures du matin à 9 heures du soir 6 jours sur 7 était présentée comme l’avantage stratégique des start-up chinoises. Pourtant dès 2019, certains employés de la technologie avaient protesté contre ce qu’ils appelaient de l’exploitation. La mort subite de jeunes salariés après des journées sans fin, le dernier dans les locaux de Bilibili, nourrit l’indignation sur le réseau social Weibo.
En 2021, l’expression « tang ping », soit « se coucher », s’était propagée sur Internet pour signifier l’abandon de la compétition effrénée et le choix d’un mode de vie plus sobre avec un meilleur équilibre entre vie personnelle et travail. Elle a été récemment supplantée par le slogan encore plus fataliste de « bai lan » pour « laisser pourrir ». Essorés par des études très sélectives, portant les espoirs de leurs familles qui ont investi des dizaines de milliers de dollars dans des enseignements privés, les jeunes Chinois, confrontés à un marché du travail encore plus concurrentiel, attendent désormais l’échec. Au-delà des conséquences morales, il y aura aussi des stigmates économiques. Même si elles ont été réformées, les entreprises publiques chinoises sont moins productives, innovantes et dynamiques que leurs homologues privées. Alors que leur part dans l’emploi urbain avait fondu, passant de 40% en 1996 à moins de 10% avant la pandémie, la tendance pourrait bien s’inverser.
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