« La globalisation menace l’ordre démocratique après l’avoir consacré »
Dominique Reynié, Eugénie Bastié | 14 janvier 2022
Le politologue, à l’origine de l’étude « Libertés, l’épreuve du siècle », considère que la globalisation ne déstabilise plus « les régimes hostiles aux libertés ».
LE FIGARO. – Dans votre note « Libertés, l’épreuve du siècle », une enquête exceptionnelle sur la démocratie menée auprès de 55 pays démocratiques, vous notez que la démocratie est sous une pression inédite depuis les années 1930. 30 ans après la chute du mur de Berlin, la démocratie est-elle en recul ?
Dominique REYNIÉ. – D’après Freedom House, sur les 41 pays régulièrement classés « libres » de 1985 à 2005, 22 ont enregistré des baisses nettes de la liberté au cours des cinq dernières années. Ce processus de régression n’épargne pas les ensembles démocratiques qui paraissent plus solides. On se souvient que, significativement, l’année 2021 s’est achevée sur un « sommet des démocraties » initié par le président Joe Biden. Et en effet, le monde démocratique ressent la nouvelle menace venue des pays à régime autoritaires: 60 % des personnes interrogées estiment « inquiétante » l’attitude de la Chine sur la scène internationale. Par rapport à notre enquête de 2018, la dégradation est spectaculaire. Une majorité de répondants (52 %) éprouve ce même sentiment à l’égard de la Russie et 37 % à l’égard de la Turquie.
La globalisation a renforcé les régimes autoritaires. Ceux-ci sont-ils désormais une menace pour les démocraties libérales ?
C’est l’une des différences majeures entre notre époque et celle de la guerre froide. La plupart des régimes autoritaires ne rejettent pas l’économie capitaliste, même en la mettant au service d’un régime communiste, comme en Chine. Non seulement la globalisation et les innovations qui l’accompagnent ne déstabilisent plus les régimes hostiles aux libertés, mais elles les enrichissent et renforcent leur puissance. Là encore, le meilleur exemple nous est fourni par la Chine, dont la montée en puissance a été accélérée par son entrée dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC), en 2001.
« La globalisation favorise les mouvements populistes et les discours autoritaires. »
Dominique Reynié
A contrario, la globalisation menace l’ordre démocratique après l’avoir consacré. Par nombre de ses effets sur les sociétés développées – désindustrialisation, métropolisation, dématérialisation de l’activité professionnelle, déclassement social, constitution de fortunes gigantesques… -, la globalisation favorise les mouvements populistes et les discours autoritaires.
Votre étude mesure l’attachement à la démocratie représentative dans les opinions des démocraties libérales. Y a-t-il un attrait pour les régimes autoritaires, notamment en termes d’efficacité politique ? La France se distingue-t-elle particulièrement ?
Notre méthode d’enquête reposant sur la mesure d’un jugement et non sur l’expression d’une préférence, on voit que parmi les six formes de régime testées, le modèle de la démocratie représentative (« avoir un système politique démocratique avec un Parlement élu qui contrôle le gouvernement ») suscite la meilleure évaluation (81 %). Mais un tiers des répondants (36 %) acceptent l’idée d’avoir à la tête de leur pays « un homme fort qui n’a pas à se préoccuper du Parlement ni des élections ». Si les proportions sont inférieures en Europe (35 %) et en France (32 %), elles restent significatives compte tenu de l’énoncé de l’option.
Les Français se distinguent au sein des démocraties par leur degré de pessimisme. Ils ne sont que 9 % à dire que leur pays ira mieux demain, pour 36 % en moyenne. Comment expliquer ce tropisme national?
Comment s’en étonner? Par son histoire, ses conquêtes, son universalisme, ses contributions scientifiques, par sa langue et sa culture, par son industrie et son agriculture, la France a fortement contribué à féconder le monde. Or, depuis une trentaine d’années, les gouvernements semblent appliqués à défaire les conditions de notre rôle dans l’histoire du monde: principe de précaution, désindustrialisation, hostilité à la science et maintenant sobriété ou décroissance et culpabilisation semblent préparer un destin de repli, voire de renoncement.
« Le conflit des identités et des religions, le populisme, l’autoritarisme n’ont jamais autant agité les sociétés démocratiques depuis les années 1930. »
Dominique Reynié
Votre étude relève que la diversité culturelle est perçue comme une source d’insécurité dans les démocraties, alors même qu’elle est promue comme une « valeur » démocratique. Comment l’expliquer ?
L’incompréhension réciproque, la défiance, voire l’hostilité, corrodent le lien social. Nombreux sont ceux qui ont le sentiment que la diversité culturelle a, de fait, cédé la place aux rivalités interculturelles puis aux conflits de valeurs lorsque le différend porte sur des libertés fondamentales, telles que la liberté d’opinion et la liberté de la presse, auxquelles les personnes interrogées sont profondément attachées, comme nous le montrons. La plupart des répondants (83 %) redoutent, bien sûr, le terrorisme (89 % en France), mais aussi l’immigration (63 % et 73 % en France) et l’islamisme: 59 % en moyenne, mais 72 % en Europe et 84 % en France. Le conflit des identités et des religions, le populisme, l’autoritarisme n’ont jamais autant agité les sociétés démocratiques depuis les années 1930.
La crise du Covid a occasionné une suspension inédite des libertés dans nos démocraties. Celle-ci a-t-elle montré selon vous que les citoyens des démocraties étaient moins attachés aux libertés qu’à leur sécurité ou à leur santé ?
La gestion de la pandémie du Covid-19 par la Chine a pu renforcer auprès d’une partie de l’opinion l’acceptabilité d’un pouvoir autoritaire. La moitié des personnes interrogées dans notre enquête (51 %) est d’accord avec l’idée que « les gouvernements autoritaires sont plus efficaces que les gouvernements démocratiques pour vaincre les pandémies, comme celle du Covid-19 ». Cependant, les citoyens affirment leur attachement aux libertés. Les deux tiers (67 %) des personnes interrogées choisissent la réponse « même si cela rendait le gouvernement plus efficace, je n’accepterais pas qu’on réduise un peu mes libertés ». En France, la proportion atteint 70 %. De même, l’attachement aux libertés est presque unanime, qu’il s’agisse de la liberté de manifester (83 % en moyenne dans les 55 pays), de pouvoir participer soi-même à la prise de décision (95 %), de pouvoir voter pour les candidats de son choix (96 %), d’avoir le droit de dire ce que l’on pense (96 %) et de jouir de la liberté de la presse (94 % ).
Il faut ajouter que notre enquête révèle combien, dans les pays dont les régimes sont moins démocratiques ou peinent à se démocratiser, les personnes interrogées aspirent à plus de libertés: en Biélorussie, en Bosnie-Herzégovine, en Géorgie, au Liban, en Macédoine du Nord, en Moldavie, au Monténégro, au Nigeria et en Ukraine.
La liberté d’opinion et d’expression est également remise en cause, que ce soit sous la pression des terroristes islamistes ou plus généralement par la montée d’un « droit à ne pas être offensé » qu’on voit surgir dans l’espace public. Faut-il s’inquiéter des périls qui guettent la liberté de débattre ?
On mesure les conséquences de trois grandes menaces: la liberté d’opinion est jugée menacée par une diversité culturelle qui évoluerait en un conflit fondamental sur les valeurs. De ce point de vue, l’islamisme concentre les raisons de craindre le multiculturalisme. Mais notre siècle est aussi celui du surgissement d’un nouvel ordre médiatique, transnational et numérique. Nous voyons l’ambivalence de l’opinion à ce sujet. D’un côté, les réseaux sociaux sont perçus comme une bonne chose par 83 % des personnes interrogées car « ils offrent la possibilité de s’informer soi-même », les Français se montrant moins convaincus (68 %). De l’autre côté, les réseaux sociaux sont jugés défavorablement par les trois quarts (73 %) des répondants, qui y voient « une mauvaise chose car ils favorisent la diffusion de fausses informations ». De plus, dans le monde démocratique, la plupart des citoyens (88 %) redoutent la perturbation des campagnes électorales par des puissances étrangères utilisant internet et les réseaux sociaux, notamment par la diffusion de fausses nouvelles. Les trois quarts des répondants (73 %) estiment que les Gafam ont un pouvoir trop important en matière d’information et de débat public, et que les gouvernements devraient les contrôler davantage. La proportion atteint 82 % en France.
« Si, dans la plupart des pays démocratiques, le débat sur ces grandes questions est considéré clos, les opinions demeurent en mouvement. »
Dominique Reynié
Une forte minorité (44 %) des répondants affirme qu’on ne pourra plus résoudre pacifiquement les « désaccords ». La violence redevient-elle une option politique ?
En moyenne, pour les deux tiers (64 %) des répondants, « on n’est jamais trop prudent quand on a affaire aux autres », tandis que 36 % estiment que l’« on peut faire confiance à la plupart des gens ». Notons que la défiance à l’égard d’autrui est plus répandue chez les moins de 35 ans (67 %) que chez les 65 ans et plus (59 %), ou encore au sein des couches populaires (71 %) que dans les catégories supérieures (53 %).
Si une majorité (56 %) des répondants pense que, dans les prochaines années, les citoyens « parviendront à résoudre leurs désaccords de manière pacifique sans recourir à la violence », une forte minorité (44 %) estiment que « les citoyens n’arriveront plus à résoudre leurs désaccords de manière pacifique dans leur pays ». Parmi les 55 pays, les Libanais (76 %), les Français (71 %) et les Belges (61 %) sont les plus nombreux à penser que leurs désaccords conduiront à la violence. À l’inverse, là où la confiance interpersonnelle est la plus répandue, l’idée que les citoyens n’arriveront plus à résoudre leurs désaccords de manière pacifique est minoritaire: 29 % des Norvégiens et des Danois, 33 % des Finlandais et des Indonésiens.
L’une des conséquences de cet état d’esprit est l’adhésion à l’idée d’un droit à posséder d’« avoir une arme à feu chez soi pour se défendre ». La moitié des personnes interrogées (47 %) y sont favorables. Là encore, l’évolution est en cours si l’on en juge par le fait que cette idée est plus répandue chez les moins de 35 ans (52 %, et 28 % en France) que chez les 60 ans et plus (40 % et 23 % en France).
L’étude montre de grandes divergences au sein du monde occidental sur les thèmes de l’avortement et de la peine de mort, notamment entre les États-Unis et l’Union européenne, et à l’intérieur de l’Union européenne entre l’Est et l’Ouest… Que peut-on en conclure ?
Globalement, dans le monde démocratique, nous montrons que plus de la moitié des personnes interrogées (57 %) sont favorables à la peine de mort. La proportion atteint 67 % aux États-Unis. De même, dans l’ensemble, une forte proportion des personnes interrogées (45 %) déclare être opposée au droit à l’avortement. Il existe en effet une différence entre l’Europe de l’Ouest, où le rejet de la peine de mort (62 %) et le soutien à l’avortement (86 %) tranchent avec l’Europe de l’Est, où le soutien à la peine de mort est majoritaire (51 %) et le soutien à l’avortement est moins marqué (73 %). Il ne faut pas schématiser les divergences d’opinions entre les deux parties de l’Europe, puisque, par exemple, l’opinion française est également majoritairement favorable à la peine de mort (51 %).
Si, dans la plupart des pays démocratiques, le débat sur ces grandes questions est considéré clos, les opinions demeurent en mouvement. Ainsi, parmi les 55 pays de l’enquête, si nous considérons les 44 pays où la peine de mort a été abolie, 49 % des répondants restent favorables à la peine capitale. De même, en ce qui concerne l’avortement, nous relevons que la moitié des 18-34 ans (50 %) s’y disent hostiles (13 % chez les jeunes Français et 20 % dans l’Union européenne).
Lire l’article sur lefigaro.fr.
Dominique Reynié (dir.), Libertés : l’épreuve du siècle, (Fondation pour l’innovation politique, International Republican Institute, Community of Democracies, Konrad-Adenauer-Stiftung, Genron NPO, Fundación Nuevas Generaciones, República do amanhã, janvier 2022).
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