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La nouvelle injonction du "pour qui tu votes ?"

Nora Bussigny, Victor Delage | 22 avril 2022

« Et alors, pour qui tu votes ? » apostrophe nonchalamment ce collègue au déjeuner, avec lequel nous ne sommes pourtant guère intimes. Lors de cette présidentielle, l'injonction à la transparence semble de mise, favorisée par l'émergence d'un affichage identitaire sur les réseaux sociaux. Dis-moi pour qui tu votes, je te dirais si je te hais.

29 juillet 1913, l’isoloir voit enfin le jour, après que les Français électeurs soient successivement passés par des chapeaux, des soupières ou boîtes posées en évidence comme urnes électorales. C’est l’acte de voter qui crée donc l’électeur, et même l’électrice en 1944. Ce rituel initiatique, réservé aux « adultes » de 21 ans jusqu’à Valéry Giscard d’Estaing, est auréolé d’une confidentialité pudique et visiblement générationnelle.

Joss a 59 ans et travaille dans un bureau d’études dans le bâtiment. Ce Breton bientôt sexagénaire, qui a voté pour la première fois en 1981 pour François Mitterrand, prône un retour à une discrétion du vote, bien plus présente durant ses années de jeune votant. « Il y avait trois tabous avant : ta religion, ton salaire et ton vote. Je me rappelle m’être fait envoyer paître par ma tante à un repas de famille et me dire « tu te prends pour qui ? » lorsque j’avais osé lui demander son bord politique » explique Joss.

UN TABOU TOMBÉ

Pour le sexagénaire, qui précise n’avoir appris que dans les années 2000 les choix électoraux de ses propres parents, ce « tabou » qu’il évoque était une manière pour les Français d’échapper à une étiquette sociale : « C’est une règle de non-dits. Entre copains, on ne voulait pas de conflits ni être associé à une caste : on savait que si tu gagnais 10 000 francs par mois, t’étais direct le « cadre de droite » et en dessous t’étais l’ouvrier de gauche. ». Mais, selon Joss, l’ultime « tabou » n’était autre que l’extrême droite : « On était fiers d’être tous des pseudos enfants de résistants, personne n’était des enfants de collabo. Et en votant contre l’extrême droite, on avait l’impression de combattre nous aussi, donc ça ne se demandait pas. »

Pourtant, Joss remarque que depuis « ces dix dernières années », les barrières de la pudeur électorale semblent fléchir. Alpagué lors d’un dîner associatif par une connaissance trentenaire, Joss s’est retrouvé dans l’embarras après qu’on lui ait, une fois encore, demandé ce qu’il comptait voter : « Il m’a demandé devant tout le monde pour qui je votais, j’ai trouvé ça très gênant, je récupère les réflexes de mon éducation. Je me suis contenté de lui répliquer que j’ai « bien voté » après lui avoir précisé que cela ne le regardait pas » conclut le sexagénaire.

Interrogée, la politologue, professeur et auteur Virginie Martin retrouve dans les propos de Joss « une grande culture pour les seniors de la chose étatique ». Pour elle, cela est indubitablement lié à leur souvenir bien plus frais que tout le monde n’avait pas le droit de vote et surtout qu’il se méritait. « En opposition, on a aujourd’hui des générations pour qui ce droit est totalement acquis, il est même hors de question qu’on nous l’enlève. Et, forcément, on est moins attaché à quelque chose que l’on n’a pas conscience d’avoir dûment acquis, la sacralité est moins forte. »

LE POIDS DES RÉSEAUX SOCIAUX

La question effrontée du choix politique est-elle véritablement dénuée d’embarras pour les jeunes générations, dont le vote ostensiblement mélenchoniste a marqué les esprits ? Selon Victor Delage, responsable des études à la Fondation Politique et auteur de la note « la conversion des Européens aux valeurs de droite », il existe une corrélation entre la fréquentation des réseaux sociaux et l’intention de vote à la présidentielle, ce qui constituerait un indicateur de la recomposition par les nouvelles générations de l’espace public. Les données de « 2022, présidentielle de crises » indiquent par exemple que les 18/24 ans qui utilisent Twitter, Telegram ou Tik Tok au moins une fois par jour étaient plus nombreux que la moyenne à dire qu’ils voteraient pour Jean-Luc Mélenchon au premier tour. Pour Marine Le Pen, ce sont avant tout les utilisateurs quotidiens de Facebook mais aussi d’Instagram, TikTok et Youtube qui déclaraient leur préférence.

Nawel et Angélina, toutes deux primo votantes, âgées respectivement de 18 et 19 ans et étudiantes en Histoire, soulignent d’emblée deux points : le jugement électoral et le prosélytisme de leur entourage LFI. « On est une famille très politisée et qui aime débattre, néanmoins je sais que mes parents m’ont toujours dit que je serai seule dans l’isoloir et je ne sens pas chez eux un chantage de vote. Par contre, je sais que quand on a des dîners de famille plus élargis, ça peut poser problème si mon vote n’est pas comme celui des autres… » raconte Nawel, embarrassée.

DIS-MOI POUR QUI TU VOTES, JE TE DIRAIS SI JE TE HAIS

Elle-même préfère d’ailleurs être honnête : même si elle ne choisit pas ses amis en fonction de leur bord politique, elle aurait du mal à pérenniser une amitié si leurs idées sont totalement aux antipodes. D’ailleurs, Nawel s’est au début refusée à dire pour qui elle votait à Angélina et leurs autres amis. « Dans notre amitié la politique n’a jamais été un souci, on n’a pas forcément les mêmes idées mais on aime en parler. » Parfois, les conversations tournent aux tensions. « Jai une amie qui m’a tannée pour connaître mon vote puis qui m’a fait une énorme crise quand elle a su que je ne voterais finalement pas Mélenchon. J’ai tout eu : énervement, fausse compréhension culpabilité, une vraie démarche dictatoriale » raconte Angélina, encore agacée.

La jeune femme, se revendiquant pourtant d’extrême gauche et soutenant que le vote est « une idée capitaliste », affirme avoir eu l’impression d’être moins jugée par ses proches de droite ou d’extrême droite. « J’ai l’impression qu’on essaie de nous éduquer, surtout côté Mélenchon » assume Angélina, rejointe par son amie : « Inconsciemment on nous endoctrine à voter pour lui et on nous culpabilise. Le vote utile m’a saoulée, c’est un vote de convictions le premier tour ! » s’insurge Nawel.

Un point de vue que semble corroborer Gabrielle. La comédienne, âgée de 27 ans, a fait le choix de ne pas voter pour ces élections. Une décision qu’elle n’hésite pas à étayer avec ferveur mais qui ne fait pas l’unanimité au sein de ses proches. « Après le premier tour, mon cousin a voulu parler de politique sur notre conversation de famille, on n’était déjà pas tous très motivés à l’idée de débattre par messages car on sait où ça peut mener. J’ai essayé de lui dire que ça ne m’intéressait pas de parler de ça de suite mais il l’a tellement mal pris qu’il a quitté notre conversation de groupe » hallucine Gabrielle.

Abstentionniste convaincue, Gabrielle est habituée à devoir justifier sa décision face à des arguments redondants, lui rappelant notamment que des gens, et surtout des femmes, sont morts pour qu’elle ait le droit de vote. « Je leur rappelle qu’ils sont morts pour que j’aie le choix ! Et généralement, on me répond : « j’ai l’impression que tu ne te rends pas compte de la réalité des choses » » soupire Gabrielle.

VOTE IDENTITAIRE

Il y a trois semaines, Caroline de Haas postait sur son compte Instagram une série de stories expliquant son choix de voter Jean-Luc Mélenchon mais intitulait sobrement « Pourquoi je pense que Lauren Bastide et d’autres devraient dire pour qui ils ou elles votent ». Si elle précise avoir prévenu en amont la principale concernée et n’obliger évidemment personne à lui obéir, l’injonction non dissimulée de Caroline de Haas à une transparence électorale des personnalités militantes est symptomatique d’une société prônant l’honnêteté comme étendard.

Pour Virginie Martin, la société est passée symboliquement d’« érotique » à « pornographique » dans sa manière de se montrer. La politologue va même plus loin dans son analyse et questionne la légitimité du secret aujourd’hui : « Le secret tombe par inutilité car nous sommes dans le coming out constant et attendu : les médias, les sondages, les militants sont tous parties prenantes des élections. Finalement pourquoi voter à l’abri puisqu’on nous livre des opinions toute la journée ? Le secret n’est plus très important : sur Instagram on sait ce que vous avez mangé ou à quoi ressemble votre mari, ça fait maintenant partie du package de connaître votre vote ! » s’indigne Virginie Martin en rappelant l’aspect « tyrannique » de ceux qui se targuent d’être des « gardiens de la république ».

Le vote devient même identitaire pour la génération Z, adepte de la reconnaissance codifiée sur les réseaux sociaux. Selon les observations de Victor Delage, de la Fondation Politique, nombreux étaient les jeunes internautes lors de cette élection à personnaliser leurs photos de profils en hommage à leurs candidats, ou encore à utiliser des émojis spécifiques pour leurs bios sur Twitter : la tortue pour Jean-Luc Mélenchon, le drapeau tricolore pour Marine Le Pen et la fusée pour Éric Zemmour. Des choix exhibés sur les réseaux sociaux aux yeux de tous, à la fois comme des marqueurs politiques mais aussi comme des marques à la mode, signe d’appartenance d’un militantisme 2.0 où racoler politiquement passe maintenant par la pression d’un vote moralisateur et inévitablement impudique.

 

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