La politique face au défi du temps long
Dominique Reynié, Olivier Labesse | 24 mars 2022
NUMÉRIQUE. A l’époque du digital et des réseaux sociaux, difficile pour un responsable politique de ne pas être happé par le temps court. Avec tous les écueils qui en découlent. Peut-il l’éviter? Interview de Dominique Reynié, directeur général et président du directoire de Fondapol, think tank sur l’innovation politique.
Est-il encore possible d’installer des thèmes fondamentaux pour le pays qui s’inscrivent dans le temps long et d’enjamber le temps court?
DOMINIQUE REYNIÉ. Le temps est en train d’échapper au système démocratique. Nous sommes entrés, il y a 25 ou 30 ans, dans une phase de très grands bouleversements, de profondes transformations. Les événements disruptifs se multiplient et les changements structurels s’accélèrent. Dans ce contexte, ce que requiert la décision politique, c’est une vision du mouvement, une capacité à définir un horizon pertinent et à l’atteindre. Mais assez tragique ment, sauf heureux revirement que rend possible la crise internationale ouverte par Poutine, la forme démocratique risque de devenir la moins adaptée aux contraintes de l’époque. Précisément parce que ses vertus l’exposent à des mécanismes d’interpellation du pouvoir, à sa mise en cause par les gouvernés, qui l’amènent à céder non seulement à la pression du très court terme, voire de l’immédiateté, mais aussi à rabattre la réflexion et la vision sur l’instant présent. Voilà un quart de siècle, un candidat pouvait encore sauver le pouvoir de cette demande d’immédiateté. Aujourd’hui, les réseaux sociaux et plus globalement la numérisation de l’espace public rendent presque impossible l’inscription de la politique démocratique dans le temps long.
Est-ce que la démocratie n’est pas un peu en danger par rapport à cela? Est-ce que vous pensez que des régimes populistes autocrates, qui sont de plus en plus influents, ont une capacité à répondre à ces enjeux du temps long ? II me semble que les populistes utilisent énormément le temps court, c’est-à-dire les réseaux sociaux. D’ailleurs, Trump a récemment lancé son propre réseau social.
Je me réfère à la lecture que Clément Rosset fait de Machiavel, en caractérisant si justement le pouvoir souverain par « le privilège de la durée ». Le pouvoir est celui qui parvient à fixer le temps, ne serait-ce que pour une période somme toute très brève qui est celle d’une vie humaine. II apparaît alors au regard des gouvernés, qui n’ont que cette durée, comme le souverain, puisque c’est celui dont les décisions prises aujourd’hui doivent déterminer un futur qui s’étend au-delà des existences individuelles. La tragédie du Prince, c’est qu’il n’a pas d’autre rétribution que la postérité, qu’il ne connaîtra pas, car s’il est « le maître des horloges », lui-même n’échappe pas au temps. Pour le pouvoir, perdre ce privilège de la durée, c’est se déposséder de la souveraineté. Les gouvernants tombent alors dans une condition ordinaire et, jugés sans pouvoir véritable, ils passent pour des usurpateurs. C’est à cette déchéance des gouvernants que l’on assiste et c’est l’origine du populisme contemporain. Sans réaction, ce sera l’ultime étape de la crise démocratique avant sa disparition. Regardez le modèle chinois. Ce n’est pas un modèle populiste. C’est un modèle combinant l’ultra-autoritarisme dans la décision et l’ultra-rationalisme dans le plan, la vision. Cela ne permet pas nécessairement de faire l’histoire mais cela autorise au moins à orienter son pays dans l’histoire. Le populisme est la forme corrompue de la démocratie mais il est tout autant l’antithèse de l’autoritarisme rationaliste. Le populiste donne ce type de chef qui imagine que l’on peut fonder un lien de gouvernement en se montrant aussi inconstants, voire capricieux, que peuvent l’être les gouvernés.
On oppose un peu le temps long au temps court – le numérique, les réseaux sociaux. Mais au fond, est-ce que vous pensez que les réseaux sociaux, le numérique, peuvent aussi être un instrument du temps long ?
Je vais faire une réponse sincère et sans doute trop brutale. La numérisation de la communication, les réseaux sociaux, peuvent aider à charpenter la perception du temps long chez les gouvernants et chez les gouvernés, mais à la condition de ne pas échapper à la souveraineté. Ce qui est le cas aujourd’hui, au moins dans le monde démocratique. La numérisation est un processus transnational, porté par des entités privées et non nationales. On pourrait imaginer des champions français ou européens mais ce n’est pas le cas. II est rare dans l’histoire de nos États qu’une fonction essentielle aux arts du gouvernement soit ainsi perdue ou abandonnée par les dirigeants. Un grand exemple est cet événement majeur, finalement assez peu commenté, qui a vu Trump banni des réseaux sociaux par Twitter et Facebook. Le président de la première puissance du monde a donc été expulsé de l’espace médiatique numérique de son pays par des opérateurs privés sans qu’aucune des branches du pouvoir d’État américain n’y puisse rien. Cette forme de destitution au bénéfice d’opérateurs privés est une catastrophe politique. Les démocraties disparaîtront si nous en restons là.
Pourtant, on ne peut pas vraiment dire que le modèle chinois soit un exemple !
Justement, revenons au régime chinois. Xi Jinping a montré grosso modo depuis 2018 qu’il ne voulait pas laisser la possibilité aux entreprises du numérique de s’émanciper ainsi, et que, pour avoir le bénéfice de leur utilité sans avoir à subir leurs conséquences sur la puissance publique, il fallait les absorber, les « ré-encastrer » dans la sphère publique et dans l’appareil d’État. En l’occurrence, cela va bénéficier à ce pouvoir autoritaire. Les systèmes démocratiques vont donc devoir reconquérir leur capacité de régulation de l’espace public numérique. Les gouvernements démocratiques ne semblent pas comprendre à quel point il y a une antithèse entre l’enjeu de la temporalité, récupérer la maîtrise du temps, et l’autonomisation totale de l’espace public dans sa numérisation, pour le malheur de la fonction gouvernementale.
Dans ce contexte, est-ce que la Ve République, au moins, n’assure pas un minimum de perspective de temps long ? Et ne faudra-t-il pas, en fonction de ces contraintes, adapter le régime?
Je ne crois pas qu’il soit pertinent de chercher à adapter le régime en touchant son architecture constitutionnelle. Nous sommes déjà passés du septennat au quinquennat. Nous avons raccourci le temps des gouvernants. Or nous avons un problème d’appréhension du temps. La durée nous échappe et, comme indiqué, il n’y a pas de souveraineté sans compréhension de la durée. En raccourcissant la temporalité, on ne maîtrise pas la durée, on la perd définitivement de vue. Ainsi, suivant les réseaux sociaux, on rapproche l’exercice du pouvoir de l’expression et des demandes les plus immédiates. Et pour finir, on confond l’annonce avec l’action. Nous en sommes là. L’annonce, c’est l’action. Or l’annonce, par définition, n’a pas la substance de l’action. Les gouvernés s’abandonnent alors à un scepticisme chronique sur la pertinence de la politique démocratique. Ce n’est pas pour rien que flotte l’idée d’un monde démocratique où l’on peut parler mais sans pouvoir agir, parler mais ne rien faire, parler pour ne rien faire, voire parler pour ne rien dire. Je ne vois pas quel réagencement institutionnel répondrait à ce problème.
Cela est-il vrai aussi pour le numérique?
II n’y a pas de souveraineté européenne non plus. Par exemple, pour être puissant dans l’intelligence artificielle, il faut trois choses : des algorithmes sophistiqués, des supercalculateurs et des données de masse. L’Europe s’y refuse parce qu’elle veut préserver les données personnelles. C’est un sentiment honorable mais il procède d’un esprit de juridiction, non de celui d’une puissance exécutive. II n’y a aucune raison pour que les Européens n’aient pas participé massivement à l’édification de cette souveraineté numérique.
La lutte pour la protection du climat synthétise tous ces paradoxes. Voilà un problème de temps. On parle de l’horizon 2035, 2040, 2050 sur la décarbonisation par exemple. Voilà un sujet particulièrement poussé par la jeunesse. Et pourtant, il y a une difficulté aujourd’hui dans cette campagne présidentielle pour les candidats et les candidates à se l’approprier. Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est qu’il y en a très peu qui en ont fait un thème majeur. Est-ce que vous ne trouvez pas ça extraordinairement paradoxal?
Je pense que d’une part, la jeunesse qui dit s’en préoccuper, c’est une certaine jeunesse, très embourgeoisée, diplômée et minoritaire. La jeunesse dans son ensemble n’a guère les moyens de s’en préoccuper. D’autre part, c’est peut-être une réalité d’opinion mais pas de comportement. Je rappelle que, en France, les nouvelles générations passent à peu près six heures par jour connectées, en ligne. II n’y aura pas de comportement cohérent si la lutte contre le réchauffement climatique est indexée à un discours de « sobriété », et a fortiori de décroissance. Nous y parviendrons en déployant un discours alternatif, assumant le projet de perpétuer dans le temps nos modes de vie grâce au grand œuvre de la décarbonation et aux promesses des innovations technoscientifiques.
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