Le penchant vers la droite des Européens

Jean Corcos, Victor Delage | 22 juin 2021

Victor Delage a rejoint la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol) en septembre 2017 et y exerce les fonctions de responsable des études et de la communication depuis juin 2018. Il est notamment l’auteur de La conversion des Européens aux valeurs de droite (Fondapol, mai 2021), de Covid19 – États-Unis, Chine, Russie, les grandes puissances inquiètent l’opinion (Fondapol, juin 2020) et de « La tentation populiste des partis modérés » (in Dominique Reynié, dir., L’Opinion européenne en 2018, Éditions MarieB/collection Lignes de repères, janvier 2019). Victor Delage est diplômé d’un Master of arts en études politiques et de gouvernance européennes au Collège d’Europe, à Bruges, et d’un Master en Affaires européennes à Sciences Po Grenoble. Il répond aux questions de Jean Corcos pour La Revue Civique.

Notes

1.

Dominique Reynié (dir.), 2022, le risque populiste en France (Fondation pour l’innovation politique, juin 2021).

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3.

Dominique Reynié (dir.), Les attentats islamistes dans le monde 1979-2019, (Fondation pour l’innovation politique, novembre 2019)

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La Revue Civique : l’auto-positionnement à droite des Français, bien plus nombreux à s’identifier à une droite modérée qu’à l’extrême droite, ne correspond pas au rapport de force (des dernières années) entre Les Républicains et le Rassemblement National. Peut-on d’ailleurs définir un positionnement simple pour le RN, qui a par exemple des propositions économiques très à gauche ?

Victor DELAGE : selon les données de notre enquête La conversion des Européens aux valeurs de droite, 38 % de l’ensemble des Français s’autopositionnent à droite, 24 % à gauche et 17 % au centre, 14 % faisant le choix de ne pas se positionner sur l’axe gauche-droite. Si la société française est en pleine droitisation, notamment chez les jeunes générations, on ne peut pour autant pas parler d’« extrême droitisation » ou de « lepénisation » : dans le détail, 31 % des personnes interrogées s’identifient à une droite modérée, de gouvernement, contre 7 % très à droite.

Les Français qui se situent à droite expriment néanmoins une préférence pour Marine Le Pen dans la perspective électorale de 2022. Selon la vague 4 de l’indicateur de la protestation électorale1, conçu par la Fondation pour l’innovation politique, un tiers d’entre eux répondent être « certains » ou avoir « de fortes chances » de voter pour la candidate du RN au premier tour de l’élection présidentielle de 2022, contre 23 % pour Emmanuel Macron et 21 % pour Xavier Bertrand. L’absence (dans la période antérieure correspondant à l’étude, ndlr) d’un candidat soutenu par la droite de gouvernement profite donc pour le moment à Marine Le Pen, d’autant plus que Les Républicains apparaissent divisés, sans véritable stratégie de conquête du pouvoir. Alors que son électorat se dilue entre LREM et RN depuis 2017, une non-participation pour la troisième fois consécutive d’un candidat LR au second tour de la présidentielle pourrait acter la disparition du parti dans le paysage politique français.

Rappelons par ailleurs que la constitution de blocs de droite et de gauche ne doit pas occulter l’hétérogénéité des profils au sein même de ces deux groupes. Si les électorats LR et RN présentent une forte similitude dans leur hostilité à l’immigration – respectivement 90 % et 93 % pensent que leur pays doit se fermer davantage sur le plan migratoire (63 % en moyenne pour l’ensemble des Français) -, de fortes divergences existent, notamment sur les questions économiques. On voit par exemple que plus de trois quarts des répondants qui se situent dans une droite de gouvernement considèrent qu’il faut que « l’État fasse confiance aux entreprises et leur donne plus de liberté », contre moins de la moitié pour ceux qui s’autopositionnent très à droite. Plusieurs chercheurs ont, ces dernières années, émis l’hypothèse que les divergences sur le libéralisme économique ne recoupaient en réalité plus le clivage gauche-droite, qui aurait été supplanté par un nouveau clivage gagnants-perdants de la mondialisation. Néanmoins, il faut là encore faire preuve de prudence puisque nos données indiquent, par exemple sur la question de la liberté des entreprises, des variations mineures selon l’âge, le niveau de diplôme ou la catégorie socioprofessionnelle.

Les nouvelles générations se positionnent comme les plus à droite avec les seniors, ce qui est une surprise. Pensez-vous que la forte influence des réseaux sociaux sur les jeunes, et le grand dynamisme des extrémistes de droite sur Internet serait une explication ? La bienveillance relative des jeunes vis-à-vis de l’immigration, en comparaison aux autres classes d’âge, n’est-elle pas en contradiction avec ce glissement vers la droite ?

Le vote jeune se caractérise traditionnellement par deux éléments structurants : un surcroît d’abstention et une forte tentation à voter pour des partis de gauche. La proportion des nouvelles générations à s’abstenir s’est confirmée ces dernières années, quel que soit le type de scrutin, avec en moyenne des taux supérieurs de dix points à celui de l’ensemble des électeurs2. En revanche, la « gauchisation » des plus jeunes ne semble plus tenir. Nos données révèlent en effet que, parmi les différentes classes d’âge, les jeunes sont désormais les plus nombreux à s’autopositionner à droite. Dans l’ensemble des quatre démocraties de l’étude – Allemagne, France, Italie et Royaume-Uni – 41 % des 18-24 ans et des 25-34 ans se situent à droite, soit un niveau comparable à celui des 65 ans et plus (40 %), et même supérieur à celui des 50-64 ans (36 %). À l’inverse, seuls 26 % des 18-24 ans et 22 % des 25-34 ans se placent à gauche, contre 31 % chez les 65 ans et plus et 29 % chez les 55-64 ans.

Plusieurs variables peuvent expliquer cette inclination à droite de la jeunesse européenne, à commencer par la question dite identitaire : bien qu’ils soient la classe d’âge où l’hostilité exprimée à l’égard de l’immigration est la plus faible, 46 % des 18-24 ans et 56 % des 25-34 ans considèrent qu’il y a trop d’immigrés dans leur pays (61 % chez les 35-49 ans, 64 % chez les 50-64 ans et 60 % chez les 65 ans et plus). Des tendances similaires sont observables au sujet de la crainte que suscite l’islam. Par ailleurs, la prédominance des valeurs individualistes chez les nouvelles générations est étroitement liée à la défiance qu’ils expriment à l’égard des institutions et du système politique dans son ensemble. La déception liée aux promesses non tenues, à leurs yeux, de la démocratie sociale – sécurité, justice sociale et progrès – les conduit à avoir le sentiment de ne pouvoir compter que sur eux-mêmes. Ainsi, parmi les différentes classes d’âge, la proportion des 18-24 ans à considérer que « les chômeurs pourraient trouver du travail s’ils le voulaient vraiment » est la plus élevée. Une majorité des jeunes pensent aussi qu’« en faisant des efforts, chacun peut réussir » et que « les gens peuvent changer la société par leurs choix et leurs actions ». S’ajoutent le désir d’un retour à l’ordre et la tentation d’un régime autoritaire qui touchent une partie significative des jeunes. La démocratie représentative se trouve dès lors concurrencée par d’autres modèles.

Le rôle des réseaux sociaux comme facteur explicatif de la droitisation des jeunes peut être nuancé. Il est vrai que ces plateformes numériques constituent un espace public particulièrement favorable à la circulation et au partage des opinions protestataires et populistes, mais cela aussi bien au sein des nébuleuses de l’extrême droite que de l’extrême gauche. Les points de vue convergents des utilisateurs sont radicalisés par un processus de renforcement mutuel, un effet souvent désigné « caisse de résonance » ou « effet de bulle ». Les résultats de notre indicateur de la protestation électorale montrent qu’environ un quart des répondants ayant voté Jean-Luc Mélenchon (23 %) et Marine Le Pen (25 %) au premier tour de la présidentielle de 2017 discutent « souvent » ou « de temps en temps » de politique sur les réseaux sociaux. À titre de comparaison, cela concerne 20 % des personnes ayant voté pour Emmanuel Macron, 20 % des gens s’étant abstenus, ayant voté blanc ou ne souhaitant pas répondre, 15 % pour François Fillon et 11 % pour Benoît Hamon.

Des chiffres réactualisés suite à une enquête européenne de 2017 manquent pour évaluer, chez nos voisins, le niveau de crainte de l’islam partagée par 62 % des Français, niveau qui a des explications spécifiques (terrorisme islamiste, héritage mémoriel colonial et problèmes spécifiques dans certaines cités). Même si son électorat partage pour moitié cette crainte, cela contribue à fragiliser la gauche, mal à l’aise sur le sujet. Mais ce qui est devenu un marqueur principal du débat politique ne contribue-t-il pas aussi à l’affaiblir sur l’essentiel, comme une série de sujets économiques et sociaux, comme le décrochage dans la recherche et l’industrie, sujets souvent mis de côté ?

En France, l’opinion selon laquelle « l’islam représente une menace pour la République » est largement présente dans le bloc de droite (81 %). La gauche apparaît très clivée sur cette question : 55 % des sympathisants du PS, 48 % de ceux du PCF ou de LFI et 42 % de ceux de EELV partagent cette crainte. Les difficultés qui surgissent, par exemple à propos de l’égalité entre les femmes et les hommes ou encore au sujet de la liberté d’opinion, peuvent donner lieu à des conflits interculturels. Le spectre du terrorisme islamiste et l’enracinement du djihadisme nourrissent incontestablement ce rejet. La France est clairement le pays d’Europe le plus touché, avec 81 attaques et 331 morts depuis 19793, selon nos dernières actualisations. Sur l’ensemble des pays de l’Union européenne – en comptant le Royaume-Uni –, la France concentre à elle seule près de 44 % des attentats islamistes et 42 % des victimes. Dans l’Hexagone, depuis les attentats commis par Mohammed Merah, le 11 mars 2012 jusqu’à aujourd’hui, on recense 57 attentats islamistes ayant coûté la vie à 294 personnes, dont 18 enfants et adolescents. La moitié de ces attaques ont été le fait de l’État islamique.

Face à ce bilan mortifère, ce n’est pas une surprise que le débat public se trouve aujourd’hui saturé par les préoccupations sécuritaires, et ce alors même que plus des deux tiers des Français considèrent que la société est de plus en plus violente. Par ailleurs, entre les vagues 1 (septembre 2019) et 4 (avril 2021) de notre baromètre, à la question « parmi les problèmes suivants, quel est celui que le gouvernement doit traiter en premier ? Et en deuxième ? Et en troisième ? », la réponse « réduire la délinquance » enregistre la plus forte hausse (plus 12 points, passant de 34 % à 46 %). Le problème de la délinquance s’impose donc désormais, pour près d’une majorité de Français, comme une des priorités que le gouvernement doit traiter, derrière le chômage (51 %) mais devant les autres items proposés : les inégalités sociales (45 %), l’immigration (37 %), le réchauffement climatique (36 %), l’influence de l’islam (35 %) ou encore la dette et le déficit de l’État (31%).

Pour autant, la crise sanitaire Covid-19 semble avoir ramené au premier plan des thématiques constitutives de notre puissance, trop longtemps mises de côté. On pense notamment aux enjeux de l’autonomie sanitaire, de la souveraineté alimentaire, économique et commerciale, ou encore de la place de la recherche européenne face à l’intense compétition que se livrent les deux grandes puissances de notre monde, les États-Unis et la Chine. Alors que l’élection présidentielle se profile, on peut imaginer que d’autres thèmes seront au cœur de l’agenda de 2022, à commencer par la « dette Covid » et la facture du « quoi qu’il en coûte ».

 

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