« Lorsque les préjugés à l’encontre des minorités, comme les juifs, se manifestent, la citoyenneté est remise en cause »

Dominique Schnapper, Marc-Olivier Bherer | 17 février 2022

Le regain de l’antisémitisme dans la société est « le signe patent d’un affaiblissement de la démocratie », car ce qui est en jeu c’est la liberté et l’égalité de tous, quelles que soient les origines, croyances ou conditions sociales, analyse la sociologue dans un entretien au « Monde ».

Directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Dominique Schnapper est l’une des plus grandes figures de la sociologie française. Ses travaux portent sur l’évolution de la démocratie française et interrogent tout particulièrement la condition juive, la laïcité ainsi que la citoyenneté. Le rapport à l’autre au sein de la nation et le républicanisme sont deux autres éléments fondamentaux qu’elle aborde dans ses recherches. Présidente du conseil des sages de la laïcité depuis 2018, membre du Conseil constitutionnel de 2001 à 2010, elle a récemment publié Temps inquiets. Réflexions sociologiques sur la condition juive (Odile Jacob, 2021), qui rassemble des articles écrits au cours des quarante dernières années. Ce recueil « cherche à comprendre comment on en est arrivé là », comme elle l’écrit dans sa préface, dans ce moment traversé d’inquiétude où pèsent des « incertitudes et des interrogations sur l’avenir des démocraties et des juifs ».

Nous assistons à un retour en force de l’antisémitisme et du révisionnisme. Qu’est-ce que cela dit de notre démocratie ?

Historiquement, et en tenant compte des différences entre les époques, la montée de l’antisémitisme politique a toujours coïncidé avec des moments de crise de la démocratie.

C’était le cas lors de l’affaire Dreyfus, dans les années 1890-1900, après le prodigieux succès de La France juive, de Drumont, et la crise boulangiste à la fin du XIXe siècle. Ce fut encore le cas au cours de la décennie 1930, les antisémites publiaient des textes d’une violence insensée contre Léon Blum. Il y avait en même temps une défaillance des démocraties : elles n’ont pas pris la mesure de la menace que représentait le nazisme et ne prenaient pas les décisions nécessaires. C’est ce qui se produit aujourd’hui, avec le retour de l’antisémitisme politique au moment où la démocratie française vit une crise profonde.

En quoi l’antisémitisme actuel est-il une manifestation d’une crise de la démocratie ?

A la fin des années 1970, j’ai mené des enquêtes sociologiques sur la condition juive. A relire ces travaux, on mesure à quel point le monde a changé. A l’époque, les personnes interrogées se plaignaient d’entendre des réflexions antisémites, mais cela restait d’ordre personnel ou mondain. C’était désagréable, immoral, mais les juifs n’avaient pas peur. Les choses ont changé avec le nouveau millénaire. Les assassinats de juifs et la montée des actes antisémites en témoignent.

Dès 2002, Les Territoires perdus de la République [Mille et une nuits], l’ouvrage dirigé par Georges Bensoussan [sous le pseudonyme d’Emmanuel Brenner], avait souligné les dérives communautaires dans les quartiers populaires. En 2004, l’inspecteur général de l’éducation nationale, Jean-Pierre Obin, dans un rapport destiné au ministre, observait que la sécurité des enfants d’origine juive n’était plus assurée dans un certain nombre d’établissements scolaires publics. Ce rapport n’a eu aucun écho. François Fillon, ministre de l’éducation nationale, s’est contenté de le classer. La société française n’a pas été attentive à la situation.

A gauche, cela s’explique par la domination progressive du courant identitaire et la solidarité affichée avec les Palestiniens, devenus les nouvelles victimes qu’il fallait défendre. L’héritage de l’affaire Dreyfus, avec sa volonté de justice, la laïcité et l’universalisme sont passés au second plan. La droite, quant à elle, ne s’est jamais vraiment emparée de la question. Personne n’a vu ou voulu voir, alors, que la condition des juifs a une signification politique, que c’est un indicateur de la qualité de la démocratie, que s’attaquer aux juifs en tant que tels, c’est remettre en question le principe de la citoyenneté. Cette dernière pose en effet la liberté et l’égalité de tous, quelles que soient leurs origines, leurs croyances ou leurs conditions sociales.

C’est une utopie, certes, mais une utopie créatrice qui est au fondement de l’Etat de droit. Lorsque les préjugés à l’encontre des minorités, comme les juifs, ou d’autres héritiers d’une situation particulière, se manifestent dans la vie publique, la citoyenneté est remise en cause. Depuis 2014, le think tank la Fondation pour l’innovation politique [Fondapol] publie régulièrement des enquêtes sur l’antisémitisme, qui devraient provoquer une prise de conscience, d’autant que la candidature d’Eric Zemmour remet au goût du jour la pensée de Charles Maurras [1868-1952], sans guère susciter de protestations d’intellectuels conservateurs. Ce sont des signes de l’affaiblissement de la démocratie qui devraient alerter tous les républicains.

Cet antisémitisme est symptomatique d’une crise de la démocratie, dites-vous. Quelle en est l’origine ? Une classe politique défaillante ?

Les élus ont leurs limites, comme nous tous, mais ils ne sont pas méprisables. On a assisté à un renouvellement de l’Assemblée nationale en 2017, avec l’élection de députés portés par le parti présidentiel. Les choses n’ont pas fondamentalement changé, c’est vrai, car il y a une logique du système politique qui s’impose à eux.

Mais la cause profonde du malaise démocratique ne vient pas de la qualité de notre classe politique. Il faut plutôt la chercher dans l’évolution des démocraties vers ce que, à la suite de grands auteurs classiques, j’ai appelé la démocratie « extrême » [L’Esprit démocratique des lois, 2014, Gallimard] : la tendance des démocrates à réclamer toujours plus de liberté – jusqu’à confondre la liberté avec la licence et l’aspiration libertaire –, à réclamer, au nom de leur liberté personnelle, le droit de faire ce qui leur plaît, sans limites et sans tenir compte des autres et des contraintes de toute vie collective. Toute entrave à leur liberté personnelle leur devient insupportable. Les antivax en sont un exemple. Ils refusent le vaccin contre le Covid-19 et le passe vaccinal au nom de leur liberté, mais, s’ils sont malades, ils sont soignés à l’hôpital public et aux dépens d’autres malades dont les soins sont différés.

Les aspirations des individus de la démocratie « extrême » nourrissent une insatisfaction constante à l’égard des institutions et en particulier des institutions politiques. Les pratiques de la démocratie, le vote et la représentation, sont déstabilisées. Les plus jeunes s’abstiennent massivement. Le principe de la représentation est contesté, voire rejeté. Les parlementaires font l’objet d’une hostilité dont témoigne la multiplication des agressions. L’idée que l’Etat détient le monopole de la violence légitime et que la police – quels que soient éventuellement ses manquements – défend l’ordre public de la démocratie leur est étrangère. C’est le signe manifeste d’un défaut de transmission entre les générations.

Vous soulignez les transformations de la société. L’affaissement des partis politiques en est un élément central…

En effet, les partis politiques n’existent plus que sous la forme d’écurie présidentielle. C’est notamment le cas pour La République en marche. Emmanuel Macron n’a pas construit un véritable parti politique et c’est regrettable. Son parti est resté à l’état de mouvement associé à sa personne. Il a sous-estimé la nécessité d’avoir un parti politique actif, intellectuellement et politiquement. La constitution est trop monarchique et personnalise le pouvoir de manière excessive.

Les partis devraient être les lieux du débat, intellectuel et politique, pour élaborer un programme. Les débats se tiennent désormais dans des think tanks, mais ce sont des lieux de réflexion qui ne débouchent pas sur l’action politique. Ils rassemblent des personnalités compétentes et chacun s’adresse à son public.

Les partis politiques ne définissent plus les thèmes des débats publics et ne formulent plus les choix politiques, ils laissent la place à la presse de l’immédiateté et aux réseaux sociaux. Or, ces derniers déversent plus de haine que de réflexion. C’est particulièrement le cas de l’antisémitisme, qui s’y exprime avec une violence confondante.

La démocratie n’est pas en crise uniquement en France…

Les États-Unis traversent une crise, peut-être plus grave encore, et cela doit être pour nous un grand sujet d’inquiétude. Il est vrai que leur histoire n’est pas la même que la nôtre. On n’a jamais beaucoup voté aux États-Unis mais le patriotisme compensait cette abstention, dans la mesure où c’était un sentiment fort et largement partagé. Il ne joue plus ce rôle et le fonctionnement des institutions en est affecté.

Il existait une forme de collaboration entre les deux grands partis au Congrès. Sur les grands sujets, l’intérêt général pouvait primer sur celui des partis. Aujourd’hui, démocrates et républicains ne se considèrent plus comme des adversaires politiques, ce qui est normal en démocratie, mais comme des ennemis. La logique partisane a pris totalement le dessus.

Le sénateur républicain Mitch McConnell en a donné un triste exemple, lorsqu’il a affirmé, en 2016, que Barack Obama ne pouvait pas nommer de juge à la Cour suprême au cours de la dernière année de son mandat, pour ensuite déclarer quatre ans plus tard, à quelques semaines de l’élection, que Donald Trump disposait de toute l’autorité nécessaire pour désigner un nouveau magistrat au plus haut tribunal du pays. Trahir ainsi l’esprit de la Constitution, et mentir d’une manière aussi effrontée, montre à quel point la démocratie américaine est mal en point.

Les républicains, dans les Etats où ils gouvernent, sont en train de redessiner la carte électorale pour supprimer dans les faits ou en tout cas limiter drastiquement le droit de vote des populations dites « minoritaires » qui leur sont généralement défavorables. Cette décomposition démocratique empêche les États-Unis de jouer leur rôle à l’échelle internationale. L’Europe n’en a pas suffisamment pris conscience.

Pourquoi dites-vous cela ?

Nous vivons depuis 1945 sous la protection militaire des États-Unis. Aujourd’hui, l’Europe a perdu confiance dans cet allié essentiel, sans prendre les mesures nécessaires pour assurer sa sécurité. La politique poursuivie par Emmanuel Macron visant à convaincre l’Europe de développer des capacités militaires communes va dans le bon sens, mais l’Allemagne, qui reste traumatisée par son passé, rechigne à le suivre. On peut comprendre que l’histoire l’incite à la retenue, mais l’Allemagne ne peut pas continuer d’agir comme une grande Suisse face à la Russie et à la Chine. Si la puissance américaine n’arrive plus à garantir notre sécurité, l’Europe doit apprendre à se défendre par elle-même si elle veut garder le même niveau de prospérité matérielle et préserver la démocratie. Macron semble être est le seul dirigeant qui en a pris conscience. Mais la France ne peut pas faire l’Europe seule…

Lire l’article sur lemonde.fr.

François Legrand, Simone Rodan-Benzaquen, Anne-Sophie Sebban-Bécache, Dominique Reynié (dir.), Radiographie de l’antisémitisme en France – édition 2022, (Ifop, Fondation pour l’innovation pour l’innovation politique, American Jewish Committee, janvier 2022).

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