Luc Ferry: «L’alibi de la ‘complexité’»

Luc Ferry | 05 juillet 2023

L’idéologie de la complexité s’entoure d’un vocabulaire aussi pompeux qu’inutile, un verbiage prétentieux dont la seule finalité est d’en mettre plein la vue au lecteur innocent.

Faire revenir l’ordre dans les « quartiers » ? Comme l’a déclaré l’un de nos responsables politiques, « le problème n’est pas simple, à vrai dire si complexe qu’on entrevoit mal une solution rapide… ». En effet, et depuis des années maintenant, la complexité excuse tout, à commencer par l’immobilisme. Il n’est jamais facile de s’attaquer à une vache sacrée, c’est pourtant ce que Sophie Chassat a eu le courage de faire dans une toute récente note de la Fondation pour l’innovation politique. Elle a osé s’en prendre à la sacro-sainte idéologie de la « complexité » , popularisée depuis des décennies par Edgar Morin, un totem devant lequel on était prié de s’agenouiller depuis les années 1970. Pas de malentendu, comme elle le précise, « il ne s’agit pas de nier l’existence de systèmes complexes, mais de questionner la tendance à en faire l’interprétation exclusive du réel, l’alpha et l’oméga de notre rapport au monde » , comme si l’intelligence, justement, ne consistait pas à rendre la complexité intelligible en la décomposant en éléments simples. Prenant l’exemple du climat, Sophie Chassat montre comment la complexité est devenue l’alibi de l’inaction : il y a tant de paramètres en jeu, tant de données qui s’entremêlent, tant de « boucles » et d’ « éléments qui rétroagissent » qu’aucune mesure simple ne serait plus possible.

Pour aller dans son sens, je citerai une anecdote vécue il y a peu par une de mes amies. Invitée à un dîner-débat en présence d’un de nos anciens premiers ministres, elle évoque le cas de ces intellectuels qui ne peuvent plus donner une conférence dans les universités, boycottés qu’ils sont par les tenants de la « cancel culture ». Elle donne l’exemple de Sylviane Agacinski, interdite de parole en novembre 2019 à l’université Montaigne de Bordeaux par des syndicats étudiants et des associations LGBT qui sont montées au créneau pour la réduire au silence. Bien que de gauche et adepte de la parité, cette dame a eu l’audace de critiquer la gestation pour autrui, ce pourquoi on l’accuse d’homophobie, une accusation en l’occurrence totalement délirante. Mon amie demande au premier ministre ce qu’il compte faire et, à sa grande surprise, il lui répond qu’il est impossible d’assurer la sécurité de cette universitaire, car « c’est bien plus complexe qu’on ne l’imagine… » , la présidente de l’université n’ayant dès lors plus qu’à se coucher devant cette nouvelle forme de terreur validée par la démission des plus hautes autorités de l’État au nom de la « complexité ».

La note de Sophie Chassat s’attache à montrer avec beaucoup de finesse comment l’idéologie de la complexité s’entoure d’un vocabulaire aussi pompeux qu’inutile, un verbiage prétentieux dont la seule finalité est d’en mettre plein la vue au lecteur innocent. Le réel est alors décrit comme « liquide » , « gazeux » , « systémique » , « en réseau » , bref, comme un « désordre ontologique » , un « casse-tête » pétri de « chaos déterministe » , de « rétroactions » et d’ « effets cliquet » , de sorte que seule une approche « holistique » et « transdisciplinaire » pourrait permettre d’en cerner une infime partie. Jacques Derrida était orfèvre en la matière : il commençait toutes les réponses aux questions qu’on lui posait par un « ah… c’est plus compliqué » prononcé avec l’air attristé du génie qui doit composer avec le simplisme imbécile de ses interlocuteurs. Quiconque s’efforce, comme le voulaient nos encyclopédistes au temps des Lumières, de faire comprendre au grand public des idées difficiles en les explicitant, voire en les simplifiant sans pour autant les déformer, est accusé de simplisme, ou pire encore, de « vulgarisation ».

Disons-le clairement : au final, c’est la démocratie qui est mise en danger par l’idéologie de la complexité, toute pensée un tant soit peu profonde étant réputée « inaccessible au peuple ». Chez les représentants de la pensée 68, le culte de la complexité avait fini par tourner à l’absurde, le goût de l’obscurité cherchant désespérément à se faire passer pour de la profondeur, certains passages des « non-livres » de Derrida atteignant des sommets dans le ridicule à force de vouloir déconstruire toute forme de rationalité, toute référence à un auteur au nom de l’idée que « je étant un autre » , tout était « moins simple » que ne l’avaient pensé les écrivains depuis la naissance de l’écriture jusqu’à la merveilleuse révélation de la complexité. Merci à Sophie Chassat d’avoir eu le courage de faire, dans le sillage de Descartes, l’éloge du bon sens, une notion que la philosophie aurait grand tort de délaisser.

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