Paul Hermelin : « Il y a une singularité française dans la méfiance face à l'innovation »
Paul Hermelin, Thomas Mahler | 27 octobre 2021
L'ancien PDG de Capgemini invite les Français à se réconcilier avec l'innovation scientifique et la technologie. Pour lui, la décroissance ne peut être une option démocratique.
C’est un plaidoyer pour l’innovation et la technologie. Dans La science en procès (L’Observatoire), Paul Hermelin tente de comprendre le divorce entre les Français et l’idée de progrès. L’ancien PDG et désormais président du conseil d’administration de Capgemini propose plusieurs pistes pour réconcilier nos compatriotes avec les disciplines scientifiques, la robotique ou l’intelligence artificielle.
L’Express : La science et la technologie sont, selon vous, « mises au pilori ». Le mot « scientisme » est même devenu une insulte. Comment l’expliquez-vous ?
Paul Hermelin : La dénonciation des dégâts du progrès est un lieu commun. Le thème du savant fou apparaît dans la littérature dès le début du XIXe siècle, et il retrouve le succès après les explosions atomiques de la Seconde Guerre mondiale, s’incarnant dans le Dr Folamour. Mais il me semble que cette thématique redouble de vigueur. Cela provient évidemment des craintes pour l’avenir de la planète, auxquelles s’ajoutent celles pour nos libertés à travers les questionnements sur l’intelligence artificielle et les angoisses sur l’avenir de notre espèce alimentées par le transhumanisme. Les savants sont comme toutes les élites remis en question. Et en France, cette crise des élites est probablement plus forte encore qu’ailleurs, comme on a pu le voir au moment des Gilets jaunes.
Pourquoi?
La critique de la mondialisation perçue comme étant synonyme de perte de nombreux emplois existe dans de nombreux pays. Aux Etats-Unis, cela a été l’une des clés de l’élection de Donald Trump. Mais en France, elle se confond avec le procès de la robotisation, sans doute plus qu’ailleurs. Or, quand on regarde les travaux des économistes, la robotisation permet au contraire de maintenir l’emploi industriel dans les pays développés. Les pays qui ne sont pas robotisés sont justement ceux qui se sont le plus désindustrialisés. La seule manière de garder des usines, c’est d’avoir une industrie à valeur ajoutée.
Comme l’a montré une étude du Pew Research Center menée il y a un an dans vingt pays, la France n’a que 35 % d’opinions positives sur la robotisation, contre 49 % d’opinions négatives, alors que dans l’ensemble des autres, elle est approuvée par la majorité (48 % contre 42 %). Nous sommes aussi un des seuls pays à porter un jugement négatif sur l’intelligence artificielle (37 % d’opinions positives et 47 % négatives). Notre pays est l’un des plus réfractaires aux produits alimentaires issus de semences génétiquement modifiées, tout comme pour la vaccination pour les enfants. Il y a donc quand même une singularité française. Cela s’explique sans doute par une culture de méfiance face à l’entreprise et l’innovation, alors même que la France peut être fière de ses nombreux prix Nobel et médailles Fields. Si la confiance dans les motivations des scientifiques est sensiblement la même qu’ailleurs, c’est la technologie qui est très fortement mise en cause chez nous.
Le réchauffement climatique, la 6e extinction des espèces ou la perte de biodiversité ne sont-elles pas de sérieuses raisons de douter d’Homo faber ?
Il y a aujourd’hui une glorification de la vie au plus près de la nature. Certains célèbrent par exemple le mode de vie des Amérindiens, supposé avoir été beaucoup plus en harmonie avec l’environnement, en opposition au mode de vie actuel aux Etats-Unis. Mais n’oublions quand même pas l’énorme mortalité infantile de l’époque. Une nature, oui, mais une nature maîtrisée! Il faut admettre que le spectaculaire prolongement de l’espérance de vie est un atout pour l’humanité, et la médecine comme la technologie y sont pour beaucoup.
La crise environnementale nous renvoie à l’évidence aux nombreuses erreurs que nous avons commises, mais corriger le tir ne sera pas toujours simple. La Convention citoyenne sur le climat s’est par exemple opposée à la construction de nouveaux dépôts des entreprises logistiques comme Amazon. Mais aujourd’hui le plus grand facteur d’artificialisation des sols, c’est plutôt l’habitat pavillonnaire. Et quand une ministre l’a rappelé tout récemment, elle a aussitôt été accusée de vouloir gravement limiter les libertés !
« Les industriels n’ont pas le monopole de la désinformation »
Des scandales comme le Mediator n’ont-elles pas justifié la méfiance vis-à-vis de Big Pharma ?
Il est incontestable que des industriels, pour protéger leurs affaires, ont pu manipuler des informations. Dans le tabac, c’est édifiant. Dans le monde du médicament, face à des évidences, certaines entreprises ont pris le risque de retarder ou contredire des études afin de prolonger leur activité. Ne nions pas que des nuages de fumée ont été fabriqués à dessein.
Mais les industriels n’ont pas le monopole de cette désinformation. Des militants ont aussi voulu nous faire croire que le compteur Linky représentait un système d’écoute dans les foyers. Les parti pris antivax ont alimenté des théories complètement folles lors de cette pandémie. Comme les médias ont le goût du spectacle, ils ont tendance à vouloir donner la parole à des esprits dissidents, parce que cela crée du débat. Le problème, c’est que si on invite sur un plateau de télévision un médecin rassuriste du Covid, il faudrait au moins donner la parole à 95 infectiologues ou épidémiologistes sérieux, quand on sait ce que ces points de vue dissidents représentent au sein de la communauté scientifique. Mais ce n’est jamais le cas.
Ce qui me frappe aussi, c’est que plus de 100 prix Nobel ont en 2016 pris la défense des OGM face à Greenpeace. Mais en France, on considère que c’est un sujet tranché par l’opinion publique. La question de la construction d’une expertise indépendante et non biaisée est donc clé. Quand une entreprise produit un nouveau produit, elle est obligée par les textes de conduire ce qu’on appelle une étude d’impact. Mais forcément, cela engendre des soupçons de partialité. Comment sortir de cette impasse ? Je propose qu’une instance indépendance s’occupe de ces études. Cela ne coûtera pas des fortunes, et cela peut contribuer à redonner confiance.
La pédagogie ne finit-elle pas par l’emporter, comme on l’a vu avec les vaccins contre le Covid-19 ?
Les études sur les réseaux sociaux montrent que les utilisateurs préfèrent suivre des amateurs motivés que les professionnels qu’ils soupçonnent d’avoir partie liée aux problèmes. La parole gouvernementale ou des autorités scientifiques est donc perçue avec méfiance. Mais comme on l’a vu avec le compteur Linky ou les vaccins, c’est vraiment le discours d’efficacité qui finit par primer. Aujourd’hui, 85 % des conversations sur les réseaux sociaux sur les compteurs ne concernent plus que des usages pratiques. Quant aux vaccins contre la Covid, l’étude Epi-Phare, la plus vaste sur le sujet, a démontré une efficacité à plus de 90% sur les formes graves. C’est ce discours d’efficacité qui fait réellement la différence et convainc les Français. Aujourd’hui, les antivax représentent une petite minorité, mais vocale.
Le nucléaire est devenu un enjeu phare de la campagne présidentielle. Qu’en pensez-vous ?
L’argument central des écologistes, c’est aujourd’hui de dire que le nucléaire coûte trop cher face aux énergies renouvelables. Yannick Jadot accuse dès lors les pro-nucléaires d’être des idéologues, ce qui est plutôt habile et amusant. Je ne suis nullement spécialiste, et je ne sais pas quand on pourra résoudre les problèmes de l’EPR à Flamanville. Je note que pour l’instant, les énergies renouvelables, par nature intermittentes, n’ont pas de modèle compétitif de stockage de l’énergie. Les chantiers ouverts dans le domaine du nucléaire méritent donc continuité et attention, comme la recherche sur les petits réacteurs modulaires, ainsi que les avancées en matière de retraitement des déchets. Et l’énergie issue de la fusion d’atomes légers risque in fine de bouleverser toutes nos vues. Je suis les progrès du projet Iter comme ceux du confinement des plasmas par laser. Pour contenir le réchauffement climatique, ne nous refusons donc pas de travailler l’option de l’énergie nucléaire.
« Les jeunes qui suivent Greta Thunberg sont-ils prêts à abandonner les réseaux sociaux ou le streaming musical ? »
Selon un sondage IFOF/Medef, seuls 28 % des Français pensent que pour réussir la transition écologique, il faut interrompre la croissance économique. Mais ce chiffre s’élève à 40 % chez les moins de 35 ans…
C’est une illusion luxueuse de pays riches. L’Europe représente 11 % des émissions de carbone. Si nous voulons convaincre le reste de la planète de décarboner, c’est en inventant un modèle de croissance sans émissions, et non pas en optant pour la décroissance. Celle-ci ne peut être une solution planétaire. Les jeunes qui suivent Greta Thunberg renonceront peut être à l’avion, mais sont-ils prêts à abandonner les réseaux sociaux, le streaming musical et les jeux vidéo, autres activités avec un impact carbone ?
Cette année, le think tank libéral Fondapol a calculé que si on arrêtait la croissance aujourd’hui et que si on veut égaliser les revenus comme conséquence résultant de l’abandon de toute possibilité pour les pays pauvres de poursuivre leur émergence, on en arriverait à un revenu moyen de 400 euros. Soit 60% de moins que l’actuel seuil de pauvreté en France. Opter pour la décroissance ne pourrait donc être que résulter d’une décision autoritaire et non démocratique, car elle néglige l’envie d’amélioration de la vie des personnes.
Un des enjeux d’une campagne présidentielle, c’est de décider ensemble comment changer les choses pour adopter une croissance soutenable. Par exemple en imposant que la plupart des produits soient recyclables. Nous avons lutté avec succès contre l’obsolescence programmée. Peut-on imaginer demain un taux de TVA différencié en fonction de la recyclabilité du produit?
Des économistes comme Robert Gordon ont soutenu que les innovations numériques n’ont pas apporté les mêmes gains de productivité que les révolutions technologiques antérieures…
Déjà dans les années 1930, Alvin Hansen émettait l’idée que les nouvelles découvertes n’auraient plus le potentiel de gain massif des précédentes. Son hypothèse sera reprise par Lawrence Summers, conseiller économique de Bill Clinton, puis Robert Gordon. Il est vrai que la deuxième révolution industrielle, avec l’électricité et la chimie, a apporté des changements spectaculaires. Mais n’oublions pas qu’il y a des gains importants de productivité avec les technologies de l’informatique, d’abord dans les services, mais aussi dans la santé. L’IA sert aujourd’hui à lutter contre la fraude fiscale, elle s’avère très efficace. Et aujourd’hui, la 5G, contrairement à ce que peuvent dire ses opposants, ne représente pas juste un gain en débit. Du fait d’un temps de latence extrêmement faible, c’est aussi la promesse d’une vraie mutation des modes de production.
Vous prônez plus des sciences expérimentales dans les écoles françaises…
Les petits Finnois découvrent la biologie et la physique dès l’âge de sept ans, toujours en lien avec la nature, quand les Français suivent leurs premiers cours de chimie au collège. On peut franchement repenser notre enseignement en primaire. Quand vous demandez à des enfants leurs intérêts pour les STIM (sciences, technologies, ingénierie et mathématiques), l’écart entre garçons et filles n’est que de 3 points. Mais quand vous posez la même question à des adolescents entre 13 et 15 ans, l’écart passe à 25 points. Les conséquences en termes de choix professionnels sont graves. Chez Capgemini en France, il y a moins de 30% de femmes sur 40 000 personnes. Et cela renvoie à la proportion de jeunes filles dans les études scientifiques.
Aujourd’hui, les mathématiques servent bien souvent à discriminer et sélectionner des élèves au lieu d’être enseignées comme un plaisir ludique à partager dès la maternelle. Il faudrait plutôt favoriser la curiosité, l’esprit d’expérience, plutôt que se contenter d’enseigner la théorie des groupes. C’est un sujet d’éducation majeur.
« J’aime beaucoup Saint-Gobain qui fête ses 350 ans. Mais il y a bien pus d’entreprises jeunes aux Etats-Unis… »
Vous appelez aussi à des mesures pour réconcilier nos concitoyens avec la notion de « destruction créatrice »…
En analysant les réseaux sociaux, on voit que l’innovation est accueillie avec confiance par 50 % des Anglo-saxons, contre 34 % chez nous. Elle ne suscite un sentiment de peur que chez 12 % d’entre eux, contre 25 % en France.
Comment réconcilier les Français avec le fait qu’une entreprise ait une jeunesse, une maturité et une sénescence? Ce sont des entreprises plus récentes et jeunes qui font la force des entreprises américaines. J’aime beaucoup Saint-Gobain qui fête ses 350 ans. Mais si vous prenez le CAC français et le comparez au Down Jones, il y a bien plus d’entreprises jeunes et en pleine progression aux États-Unis.
Aujourd’hui, nous savons par exemple que nous devons passer des moteurs thermiques aux moteurs électriques pour des raisons environnementales. C’est une évolution inévitable, qui va provoquer des pertes d’emplois, moins peut-être chez les constructeurs que chez les sous-traitants. Il faut se demander comment gérer cette mutation, d’autant que cela peut concerner des employeurs essentiels dans nombre de petites villes. Si on veut réconcilier la France avec la destruction créatrice, il faudra se concentrer sur des secteurs particuliers, mais aussi stimuler les reconversions. Au Danemark, on forme chaque année près de 30 % de la population, contre 10 % pour la moyenne européenne, avec des programmes s’adressant tout autant aux chômeurs qu’à des personnes encore un poste. Un tiers des Danois change d’emploi tous les ans, une mobilité inédite en Europe.
Oublions-nous trop vite le bénéfice des technologies ?
Jean-Marc Jancovici qui cherche à éduquer les Français sur les défis de l’énergie face au défi du climat a calculé que la consommation moderne d’énergie est équivalente pour chacun de nous à l’équivalent de la force motrice de plus de 1000 » esclaves « . C’est ce qu’a aussi apporté la technologie !
En 1990, le projet Génome humain apparaissait colossal et hors de portée d’un seul pays. Aujourd’hui, faire analyser le génome d’un individu n’excède pas mille euros. Demain, la cancérologie se fera à partir des données génomiques et débouchera sur des traitements personnalisés et plus efficaces. Bel exemple des promesses de la technologie !
Lire l’article sur lexpress.fr.
Guillaume Bazot, Les coûts de la transition écologique, (Fondation pour l’innovation politique, mai 2021).
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