Vladislav Sourkov : « Notre nouvel État aura une glorieuse histoire »

François-Guillaume Lorrain | 10 mars 2022

Vladislav Sourkov, ancien conseiller de l'ombre de Vladimir Poutine, a écrit un texte édifiant sur la vision de l'État du maître du Kremlin.

Vladislav Sourkov, l’auteur de ce texte publié en février 2019 dans Nezavissimaïa Gazeta, n’est plus au Kremlin depuis 2020. Jusque-là, ce fils d’un Tchétchène avait été l’éminence grise de Poutine, l’inventeur d’une fumeuse « démocratie souveraine » , le marionnettiste de deux partis, Patrie et Russie unie, qui vise à orchestrer un simulacre de pluralité, le fondateur de Nachi, le principal mouvement de la jeunesse russe, et l’expert chargé par Poutine des affaires en Ukraine. Dans un polar écrit sous pseudonyme, « Proche de zéro » , il faisait sans ambages l’apologie d’une corruption intrinsèque au pouvoir. Dans La Longue Gouvernance de Poutine, dont nous publions des extraits en collaboration avec la Fondation pour l’innovation politique, il expose avec la même franchise la structure étatique d’une Russie poutiniste. Refusant aux démocraties toute notion de droit, de justice, de morale, pour les réduire à une liberté de choix trompeuse, il bricole une « technologie politique » faite main et maison pour le maître du Kremlin. Soit la description d’un autre type d’État, spécifiquement russe, à la brutalité revendiquée, monolithique, exportable, prétendument soutenu par un « peuple profond » – renvoi provocateur à l’« État profond » des démocraties – et relié au « leader » par un lien mystique de confiance. Une vision pour le moins cynique et une déclaration de guerre politique très claire, trop claire, qui lui a valu peut-être, en 2020, son éloignement, mais qui éclaire la dimension dictatoriale de la Russie de 2022.

Extraits

« L’illusion d’avoir le choix est la ruse suprême du mode de vie occidental, plus particulièrement de la démocratie occidentale qui adhère depuis longtemps davantage aux idées de Barnum plutôt qu’à celles de Clisthène d’Athènes. Le rejet de cette illusion, qui favorise un réalisme fataliste, a d’abord amené notre société à réfléchir sur son propre modèle, souverain, de développement démocratique. Il l’a ensuite conduite à se désintéresser totalement de la question de savoir ce que doit être la démocratie, et même si elle doit exister en principe. […]

La grande machine politique de Poutine commence tout juste à prendre de l’ampleur et se prépare à un travail long, difficile et décisif. Son plein régime est encore bien lointain. Aussi, quand il sera atteint, dans de nombreuses années, cet État sera-t-il toujours la Russie de Poutine, tout comme la France d’aujourd’hui s’appelle la V e République de De Gaulle, comme la Turquie repose sur l’idéologie des Six Flèches d’Atatürk ou comme les États-Unis s’appuient sur la vision et les valeurs de semi-légendaires Pères fondateurs.

L’histoire de la Russie est connue pour ses quatre principaux modèles étatiques, que l’on trie en fonction de leurs créateurs : l’État d’Ivan III (grande-principauté/tsarat de Moscou et de toutes les Russies, XV e – XVII e siècle) ; l’État de Pierre le Grand (Empire russe, XVIII e – XIX e siècle) ; l’État de Lénine (Union soviétique, XX e siècle) et l’État de Poutine (Fédération de Russie, XXI e siècle). Créées par des gens qui, pour utiliser le terme de Lev Goumilev, éprouvaient une « volonté de long terme« , ces machines politiques de grande échelle se succèdent les unes aux autres, s’adaptent aux circonstances et guident adéquatement l’ascension inévitable du monde russe. […]

« Potentiel d’exportation ». Le système politique inventé en Russie convient à un avenir domestique mais possède aussi un fort potentiel d’exportation. D’ailleurs, une telle demande, pour la totalité ou pour certains pans de ce système, existe déjà. Son expérience est étudiée et partiellement adoptée. Des groupes dirigeants ou d’opposition l’imitent dans de nombreux pays. À l’étranger, les hommes politiques attribuent à la Russie l’ingérence dans des élections et des référendums sur toute la planète. En réalité, l’affaire est bien plus grave. La Russie s’immisce jusque dans leur cerveau et ils ne savent plus que faire avec leur propre conscience altérée. Depuis les catastrophiques années 1990, quand notre pays a refusé les emprunts idéologiques, et lorsque nous avons commencé à fournir nos propres significations aux événements et avons lancé notre contre-attaque informationnelle vers l’Ouest, les experts européens et américains se sont mis à se tromper de plus en plus souvent dans leurs prévisions. Les préférences paranormales de leur électorat les ont étonnés et mis en rage. Confus, ils ont annoncé l’expansion du populisme.

Notre État n’est pas divisé entre un État profond et un État extérieur. Il est entier, et toutes ses composantes sont bien visibles. Les constructions les plus brutales de son armature de force se trouvent sur la façade, sans aucun artifice architectural. Notre bureaucratie, même quand elle triche, ne prend jamais de pincettes, partant du principe que « personne n’est dupe« .

« Doctrine » libérale. De fortes tensions internes dues au besoin de garder sous contrôle permanent d’immenses espaces hétérogènes, ainsi que la participation constante de notre pays dans la lutte géopolitique internationale, rendent le pouvoir militaire et policier indispensable et décisif. Depuis toujours, cette puissance a été mise en avant, car ni les marchands, qui considèrent les intérêts militaires inférieurs aux intérêts du commerce, ni les libéraux, qui basent leur doctrine sur le refus total de tout militarisme, n’ont jamais dirigé la Russie (à quelques exceptions près : quelques mois en 1917 et quelques années dans les années 1990). Il n’y avait personne pour draper la vérité par des illusions, la repoussant timidement à l’arrière-plan et cachant au plus loin la propriété première de chaque État : être un instrument d’attaque et de défense. […]

La capacité d’entendre et de comprendre le peuple, de tout voir en lui, en profondeur, et d’agir en adéquation avec lui, constitue la vertu principale et exceptionnelle de la gouvernance de Poutine. Celle-ci épouse le peuple, suit la même route, n’affronte donc pas les surcharges destructrices des contre-courants de l’Histoire. Et, par conséquent, elle est efficace et durable.

« Esprit de confiance ». Dans ce nouveau système, toutes les institutions sont subordonnées à la même tâche principale : celle d’instaurer un esprit de confiance à travers la communication et l’interaction du dirigeant suprême avec les citoyens. Différentes branches du pouvoir convergent vers la personne du leader. La valeur de ces branches n’est déterminée que par l’importance et la proximité du lien qu’elles entretiennent avec lui. En outre, des moyens de communication informels fonctionnent en contournant les structures officielles et les groupes d’élite. Et quand la stupidité, l’arriération ou la corruption créent des interférences parmi les ondes de communication avec le peuple, des mesures énergiques sont prises afin de rétablir la connexion au plus vite.

La structure à multiples niveaux des institutions politiques, copiée sur le modèle occidental, est parfois considérée chez nous comme inutile et adoptée uniquement pour « faire comme tout le monde« . Ainsi les différences de notre culture politique ne sautent-elles pas aux yeux de nos voisins : elles les irritent et les effraient moins. Elles sont comme un habit d’extérieur que l’on enfile pour sortir mais que l’on ne met jamais à la maison. »

« Il ne sera pas brisé ». « La société ne fait réellement confiance qu’au chef. S’agit-il de la fierté d’un peuple jamais vaincu, du désir de rendre le chemin vers la vérité plus aisé, ou d’autre chose ? Difficile de le dire, mais c’est un fait et ce fait n’est pas nouveau. La nouveauté, c’est que l’État ne l’ignore pas, le prend en considération et s’y réfère dans l’exercice de toutes ses fonctions. […] Le modèle contemporain de l’État russe commence par la confiance et tient par la confiance. C’est ce qui le différencie du modèle occidental, qui cultive la méfiance et la critique. C’est de là qu’il tire sa force. Notre nouvel État, en ce nouveau siècle, aura une longue et glorieuse histoire. Il ne sera pas brisé. Il agira à sa manière, obtiendra et conservera les meilleures places dans la ligue des champions de la lutte géopolitique. Tôt ou tard, tous ceux qui demandent à la Russie de « changer de comportement » devront se résigner à l’accepter telle qu’elle est. Après tout, qu’ils aient le choix n’est qu’une illusion. »

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Vladislav Sourkov, Michel Eltchaninoff, « La longue gouvernance de Poutine » (Fondation pour l’innovation politique, mai 2019).

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