Xavier Driencourt : '' Les dirigeants algériens savent parfaitement jouer sur les hésitations et complexes de leurs homologues français''

Xavier Driencourt | 12 juin 2023

Dans une note, rédigée à la demande de la Fondapol, Xavier Driencourt, ancien ambassadeur, appelle à remettre à plat l'accord franco-algérien de 1968.

Atlantico : Edouard Philippe a déclaré dans la presse vouloir se défaire de l’accord de 1968, est-ce une victoire de votre message ? D’autres politiques partagent-ils votre analyse ?

Xavier Driencourt : Il se rallie en effet à cette démarche qui consisterait à mettre fin aux accords franco-algériens de 1968. Ce serait m’attribuer beaucoup d’influence que de dire que c’est moi qui l’ai inspiré. Mais j’imagine qu’en partie oui. La note de la Fondapol est assez détaillée, et comme Edouard Philippe l’explique dans son article et son interview, la question de l’immigration a pris une telle ampleur ces derniers temps que les politiques recherchent toutes sortes de solutions. Il y a donc des solutions d’ordre diplomatique et des solutions législatives. Donc, je pense qu’il y a l’étude de la Fondapol, ainsi que le contexte général, le fait, aussi, qu’Édouard Philippe avait déjà esquissé cette idée relative aux Accords franco-algeriens relativement récemment. Donc, ce n’est pas vraiment nouveau, cela a déjà été évoqué. En outre, d’autres politiciens se sont prononcés à ce sujet, le RN, Zemmour, LR avec sa proposition de loi, et  même Gérard Larcher.

Votre idée est donc en train de faire son chemin. Au point que quelqu’un agisse ?

Ce n’est pas forcément mon idée. J’avais écrit cela lorsque j’étais ambassadeur à Alger. Nous avions pris des mesures  pour réduire le nombre de visas délivrés. J’ai ensuite repris cette idée dans mon livre « L’énigme algérienne » et dans une interview au Figaro en début d’année. Catherine Nay a commenté l’idée dans un article pour le JDD, donc l’idée a progressé jusqu’à cette note de la Fondapol.

Y-a-t-il selon vous un consensus grandissant ?

Je ne pense pas qu’il y ait un consensus grandissant, mais je constate que l’idée fait son chemin. Mais au gouvernement, chez Gabriel Attal, chez Bruno Le Maire, on sent une certaine prudence. Ils cherchent à peser les avantages et les événements.

Et pour vous il est évident que les avantages de cette proposition dépassent les inconvénients ?

Les avantages, je crois qu’ils sont doubles. D’une part, réduire un peu, pas complètement, mais légèrement le flux migratoire algérien. Cela ne résoudra pas tous les problèmes, mais c’est un signal politique Deuxièmement, je pense qu’il est important de montrer aux Algériens que nous sommes capables d’établir un rapport de force sur cette question. . Nous ne devons pas toujours répondre favorablement à leurs demandes de visas supplémentaires, ce qui est généralement le cas dans le cadre du débat franco-algérien sur ce sujet. Ils demandent plus de visas et nous essayons de les limiter. Donc, si nous pouvions remettre à plat les règles du jeu, ce serait salutaire.

Vous avez utilisé le terme de naïveté dans une interview, vous avez mentionné la naïveté française. Pour vous, les Algériens ne comprennent que le rapport de force ?

Les Algériens comprennent le rapport de force, ils comprennent mieux le rapport de force que nous, car nous sommes constamment entravés, timorés, retenus par des règles européennes. Et surtout, comme je l’ai également mentionné, ils nous connaissent mieux que nous ne les connaissons. Donc, cela leur donne un avantage.

Sur le fond des choses, si nous décidons d’agir, serions-nous en mesure de remporter le rapport de force ?

Inverser le rapport de force ? Une relation diplomatique entre deux pays nécessite à la fois de la réciprocité, du rapport de force et  la défense des intérêts nationaux. Si nous jugeons que nos intérêts sont menacés, c’est à nous de prendre des mesures. Et encore une fois, la question de l’accord de 1968 est une question délicate, parmi d’autres. Ce n’est pas cela qui résoudra tous les problèmes migratoires, mais je pense qu’il ne faut pas fermer toutes les portes.

Et selon vous, qu’est-ce qui explique que l’accord de 1968, s’il est obsolète comme vous le dites, et qu’il pose problème, pourquoi est-il toujours en vigueur ?

Tout d’abord, il est central dans la relation bilatérale franco-algérienne, et je l’ai constaté au cours des huit années que j’ai passées à Alger en tant qu’ambassadeur. Il est absolument capital, du moins aux yeux des Algériens. Cet accord, je le qualifierais de fondateur. Il offre un certain nombre d’avantages, et du côté français, nous n’avons pas osé utiliser ce moyen car nous savons que les Algériens réagiraient vivement. Cela serait perçu comme une sorte de casus belli.

C’est le fait d’une classe politique timorée, finalement ?

Dans mon livre et à différentes occasions, j’ai constaté à plusieurs reprises que la classe politique française  est timorée sur ce dossier et qu’elle manque parfois de lucidité.

Lorsqu’il s’agit de l’Algérie, cela devient aussi une question de politique intérieure pour la France. Si vous parlez de l’Ukraine ou de l’Argentine, c’est de la politique étrangère et seulement cela. Mais dès qu’un homme politique parle de l’Algérie, c’est de la politique étrangère – les relations entre deux États sont en jeu – mais compte tenu de la population française qui a des liens avec l’Algérie, c’est aussi de la politique intérieure française. Il y a les harkis, les Pieds-Noirs, les Algériens vivant en France, les Franco-Algériens, les Français d’origine-algérienne donc il y a cette dimension politique intérieure et on essaie de ménager la chèvre et le chou.

Est-ce que cela signifie que nos difficultés avec l’Algérie en matière d’immigration sont finalement révélatrices d’un problème plus large lié à l’immigration en général ?

C’est assez emblématique, oui. Cela signifie que nous n’avons pas utilisé cet outil de remise en question pendant 57 ans. Donc, cela est assez emblématique et cela signifie que nous nous privons de certains instruments. Et avec l’Algérie, nous n’avons pas obtenu grand-chose en échange. On parle sans cesse des OQTF qui ne sont pas exécutées. Donc, si cet accord était la contrepartie d’un avantage exceptionnel que les Algériens nous donnaient, pourquoi pas ? Mais nous n’avons rien obtenu en termes d’OQTF,  ou de facilité pour les Français se rendant en Algérie.

Pour un journaliste comme vous, c’est un véritable parcours du combattant pour obtenir un visa pour se rendre en Algérie. On vous donnera un visa de 48 heures ou de 36 heures, avec un itinéraire précis valable uniquement pour Alger, etc. Et ils peuvent vous le refuser sans vous donner de raisons, si l’on voit que vous avez écrit des articles peu favorables à l’Algérie par le passé ou si vous avez travaillé pour France 24 ou TV5, qui sont des médias que les Algériens n’apprécient pas.  Nous n’avons pas de contrepartie. Donc, il y a un moment où nous devons peser les avantages et les inconvénients. Ce n’est pas tout blanc ou tout noir, ce n’est pas un choix entre le bien et le mal, c’est un choix entre le pire et le moins pire.

Ne pourrait-on pas renégocier l’accord plutôt que le dénoncer ?

Nous avons déjà renégocié l’accord, mais de manière marginale, à trois reprises. Si on me posait la question, je dirais : « Il semble y avoir un consensus croissant sur la nécessité de revoir notre politique migratoire avec l’Algérie. Alors disons aux Algériens que nous nous donnons jusqu’à la fin de l’année pour revoir complètement notre relation migratoire et les accords de 1968. Et si, d’ici le 31 décembre, nous n’avons abouti à rien, nous dénoncerons cet accord et tant pis pour vous ».

Un ultimatum donc ?

Oui, c’est un peu comme la riposte graduée, pendant l’époque de la guerre froide.

Vous en êtes tout à fait conscient, on le voit très clairement dans vos propos, cela pourrait causer un scandale avec l’Algérie…

Pas un scandale, mais plutôt un casus belli. Une réaction très forte de leur part. Regardez la presse algérienne de ces jours-ci, elle monte au créneau, surtout depuis qu’Édouard Philippe a pris position à ce sujet. Ce n’est pas seulement l’idée de Xavier Driencourt, c’est l’idée d’Édouard Philippe. Ils voient bien que l’idée progresse.

Si on devait aller jusqu’à ce casus belli. Comment envisager les choses et comment envisager l’après ?

Je pense qu’il faudrait remettre à plat l’ensemble du dispositif avec eux. Pour montrer clairement que nous ne sommes plus aussi naïfs et qu’il est nécessaire de rediscuter dans un partenariat. La formule qui est employée en Algérie pour décrire la relation franco-algérienne est « partenariat d’exception ». Ça veut bien dire ce que cela signifie, c’est-à-dire que les Algériens voient qu’ils bénéficient de certaines exceptions en raison de notre passé colonial.

Même en sortant de l’accord de 1968, ne serait-on pas obligé de maintenir une relation particulière avec l’Algérie ?

Oui, l’Algérie, tout comme le Maroc, ne peuvent pas nous laisser indifférents. Encore une fois, les deux pays sont importants sur le plan de la diplomatie et de la politique intérieure française. Donc, ne serait-ce que par le phénomène de l’immigration, nous sommes obligés d’avoir une approche particulière envers l’Algérie. Nos intérêts sont liés aux aspects migratoires, sécuritaires – en méditerranée et sur le territoire -, diplomatiques, économiques. Donc voilà, il y a plusieurs aspects dans notre relation avec l’Algérie, tout comme avec le Maroc. Il faut en tenir compte et ne pas dire que nous traiterons l’Algérie de la même manière que l’Afrique du Sud ou le Soudan. Il y a une histoire différente. Mais cela ne signifie pas non plus qu’il est indispensable maintenir un partenariat d’exception permanent.

Selon vous, si on renégociait, que faudrait-il exiger de l’Algérie pour rétablir l’égalité des conditions ?

Il faudrait, en quelque sorte, banaliser la question. Leur faire accepter l’idée d’être traités de manière équitable, sans avantages particuliers. Les Français se rendant en Algérie devraient être régis par un régime privilégié. Nous pourrions également demander un statut particulier au nom de l’histoire… Car pour l’instant, pour les journalistes et les religieux notamment, c’est une situation complexe. Je disais toujours que l’ambassade de France en Algérie était la protectrice de ces deux catégories de personnes. Les enseignants, notamment ceux des lycées et écoles françaises en Algérie, rencontrent également de grandes difficultés à obtenir des visas. Il serait donc pertinent de mettre ces questions sur la table. On pourrait réfléchir aussi à des avantages liés à la langue française qui aujourd’hui est pénalisée. Il faut mettre toutes ces choses sur la table. Il est important de noter que les Algériens sont de redoutables négociateurs.

Nous avons aussi une forte diplomatie, pourquoi pas là ? Est-ce que nous sommes « neutralisés » face à l’Algérie ?

Car notre classe politique est très mal à l’aise dans sa relation avec l’Algérie, et ces derniers savent en jouer.

La question de nos rapports avec l’Algérie est, fortement, une question migratoire. L’Europe a-t-elle un rôle à jouer ?

L’Europe a un rôle à jouer, notamment à travers l’espace Schengen. Les règles de Schengen s’appliquent aux visas de court séjour pour la France, ce qui implique une intervention de l’Europe. Cependant, pour les installations et les visas de long séjour, l’Algérie bénéficie d’un régime particulier dérogatoire. Mais l’Europe est également concernée d’une autre façon car si nous réduisions le nombre de visas délivrés aux Algériens, comme cela a été fait entre 2018 et 2020, les Algériens pourraient demander des visas aux consulats espagnols ou italiens, et finalement se rendre en France. Cela crée une situation complexe. La réalité incontournable est que chaque Algérien a de la famille en France, que ce soit un frère, une grand-mère, etc. Ainsi, chacun a un intérêt, à un moment donné de sa vie, à se rendre en France.

Et en parlant de réactions, est-ce que la dénonciation des accords de 1968 pourrait avoir des conséquences en France avec la population d’origine algérienne ?

Je ne suis pas convaincu que cela aurait un impact majeur. La population d’origine algérienne en France est largement critique envers le gouvernement algérien. Je reçois des messages sur les réseaux sociaux et des réactions sur Twitter qui soutiennent mon idée en affirmant qu’il ne faut pas céder devant les Algériens.

 

Emmanuel Macron a eu des propos très ambivalents sur l’Algérie pendant son quinquennat. Son en même temps vous laisse-t-il penser que rien ne pourra se produire sous sa présidence ?

Ce  que j’ai constaté en tant qu’ancien diplomate et en tant que citoyen, c’est le manque de continuité dans notre politique vis-à-vis de l’Algérie. Je me demande quelle est notre ligne directrice. Deuxièmement, pour répondre plus précisément à votre question, j’ai l’impression que le président de la République a fait un choix aujourd’hui,d’un pari sur l’Algérie, quitte à se brouiller avec le Maroc. Les Algériens ne seront pas nécessairement réceptifs.

La thématique immigration va devenir incontournable, entre le projet de loi et le drame d’Annecy ? La relation avec l’Algérie devrait être débattue à cette occasion ?

Oui, et je pense que c’est la raison pour laquelle la Fondapol, qui avait réalisé des études sur l’immigration dans les pays européens, souhaitait compléter ces études par une note sur l’Algérie. L’Algérie représente un défi particulier et un angle mort dans notre politique pour deux raisons. Premièrement, en raison des nombreux avantages spécifiques dont elle bénéficie, comme cela a été évoqué. Deuxièmement, en raison de la hiérarchie des normes juridiques en France, les Algériens sont régis uniquement par le traité des accords de 1968 et non par les lois. Ainsi, les parlementaires français qui voteront une loi sur l’immigration ne traiteront pas de la question spécifique de l’Algérie. Cela crée une lacune importante pour une partie de la population migrante en France, qui sera laissée de côté par la loi.

Est-ce qu’avant de dénoncer l’accord il y a déjà des actions concrètes à prendre ?

Toute la politique de l’immigration algérienne doit être revue en réalité. Cela inclut des mesures législatives, réglementaires, diplomatiques et pratiques. Il s’agit d’un ensemble de moyens nécessaires pour équilibrer les différentes composantes. Il ne s’agit donc pas seulement d’une de ces composantes, mais d’un processus global qui nécessite une approche multidimensionnelle pour résoudre les différents problèmes. En réglant les différents curseurs.

Y-a-t-il une urgence, ou une opportunité, pour s’emparer aujourd’hui du sujet ?

C’est une question de volonté politique, si on veut avancer dans le traitement de la question migratoire, on ne peut pas laisser de côté, l’Algérie. Doit-on faire avancer les deux choses ensemble: la partie législative et la partie diplomatique ? Ce n’est pas à moi qui faut poser la question, mais je pense que à partir du moment où l’idée est mise sur la table et pas par des hommes de femmes politiques de second rang :  Marine Le Pen, Édouard Philippe qui est dans la majorité, Gérard Larcher, qui est le 2e personnage de l’État, Manuel Valls, JP Chevènement etc  . Quand ces gens-là, estiment que la question algérienne doit être traitée, est-ce que l’on peut faire l’impasse là-dessus ? Cela me semble difficile.

Pourquoi est-ce qu’on changerait ce qu’on a toujours fait en la matière ?

Je suis lucide, cela ne va pas changer tout de suite et je pense que le gouvernement actuel ne fera rien, mais Edouard Philippe travaille un futur projet de programme, j’imagine. Mais ce qui est sûr c’est que le sujet de l’immigration va exploser dans les mois et années à venir, on le voit bien avec les récents événements. Et il faut s’en saisir aujourd’hui.

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