2024-2029 : la poussée populiste en Europe, réalité électorale et limites institutionnelles

Arnaud Danjean | 05 avril 2024

Arnaud Danjean est député européen, membre du PPE. Il n’a pas souhaité être candidat aux élections européennes de 2024.

À en croire les commentaires unanimes, une irrésistible poussée des partis « populistes » de droite (souverainistes/droite radicale) va submerger le continent lors des élections européennes de juin prochain. Pour les plus sombres prévisionnistes, ce succès électoral conduira à une totale recomposition, voire à un risque de blocage des institutions européennes.

Si le pronostic d’une progression électorale des partis de droite radicale n’est guère risqué, il semble beaucoup plus aventureux de diagnostiquer une paralysie du système ou même son bouleversement complet.

 

I. « Des » droites populistes, pas « une » droite populiste

Avant même de se projeter sur les possibles résultats du 9 juin, il faut considérer l’état actuel des forces parlementaires : la droite dite « populiste » comprend environ 140 députés (sur 705, donc moins d’un petit quart du Parlement européen) et est divisée en 3 groupes parlementaires distincts.

Cet éclatement ne doit rien au hasard ni à des arguties bureaucratiques strasbourgeoises mais reflète bien des clivages idéologiques, historiques et tactiques très significatifs dont beaucoup perdureront dans les mois et années à venir.

  • Le principal groupe « populiste », ECR (Conservateurs et Réformistes Européens), compte 68 élus, principalement issus du PiS polonais et de Fratelli d’Italia (le parti de Giorgia Meloni) ;
  • Le deuxième groupe, plus radical, est ID (Identité et Démocratie), dont la Lega, le RN et l’AfD sont les piliers. Il pèse une soixantaine d’élus ;
  • Le groupe des non-inscrits comprend le contingent non négligeable des élus du Fidesz hongrois (12 membres), qu’aucun des autres groupes n’a voulu accueillir après leur départ du PPE en 2020.

Ces forces ne sont jamais parvenues à s’allier au sein d’un même groupe en raison de divergences liées à leurs trajectoires nationales propres mais surtout à des approches différentes sur des enjeux majeurs.

  • La guerre en Ukraine a cristallisé des positionnements incompatibles, entre transatlantisme et soutien sans réserve à l’Ukraine affichés par le groupe ECR, et les ambiguïtés voire le soutien à Moscou qui prévaut toujours chez ID. Compte-tenu de l’importance stratégique de ce sujet, les lignes rouges (OTAN, États-Unis, Russie) ne risquent pas de bouger et empêchent des rapprochements plus poussés.
  • Le positionnement global vis-à-vis de l’UE est également un sujet contentieux. Au-delà de la critique partagée sur les dérives technocratiques et le refus de tout glissement intégrationniste/fédéraliste, il existe une claire différence d’approche entre les partis conservateurs exerçant ou ayant exercé le pouvoir (Italie mais aussi Pologne ou même Hongrie) et leurs « cousins » radicaux coincés dans des postures d’opposition. On observe ainsi une forme de conversion pragmatique de la part des populistes au pouvoir, qui, tout en conservant une rhétorique anti-Bruxelles très virulente à usage interne, s’accommodent plutôt des mécanismes européens, particulièrement sur le plan financier. L’évolution de Giorgia Meloni en est évidemment l’illustration la plus flagrante, mais même les cas polonais et hongrois ont montré que les dirigeants les plus incisifs contre Bruxelles n’ont jamais franchi une certaine limite. Position très différente du groupe ID, au sein duquel affleurent toujours les velléités d’exit comme en atteste la réactualisation récente par l’AfD d’une campagne évoquant explicitement une sortie de l’UE.
  • Même sur des sujets apparemment consensuels pour toutes les forces de droite radicale, des clivages profonds perdurent. Ainsi, l’immigration fait figure de ciment de tous ces partis souverainistes. Mais à y regarder de plus près, passé le slogan commun anti-immigration, les politiques varient selon les pays. La logique géographique et nationale prime largement sur les affinités idéologiques. Ainsi, la droite radicale d’un pays de première entrée, comme l’Italie, va plaider pour la solidarité européenne et la relocalisation des migrants. Les droites d’Europe centrale, ou les droites radicales occidentales non gouvernementales, vont résolument s’y opposer et en feront un casus belli.

La division qui prévaut à la droite de la droite est donc ancrée dans des clivages qui touchent à la substance des convictions comme aux considérations tactiques plus conjoncturelles. Elle ne s’effacera donc pas après juin 2024.

Les questions de leadership vont s’amplifier avec des modifications des rapports de forces internes à chacun des groupes populistes :

  • Au sein d’ECR, les Italiens de Giorgia Meloni vont supplanter le PiS polonais, faisant basculer le centre de gravité du groupe vers le centre droit.
  • Au sein d’ID, la Lega va perdre sa prééminence au profit du RN mais aussi de l’AfD, dont la radicalité effraie jusqu’à ses propres alliés.
  • L’acceptabilité du Fidesz au sein de ces groupes reste une question, sa radicalité le rendant compatible avec ID mais le fait d’être un parti de gouvernement l’inclinant plutôt à rechercher une alliance avec ECR, où il risquerait toutefois de n’être qu’un « junior partner » d’une Giorgia Meloni en position de force.

L’incontestable poussée quantitative de la droite radicale recouvrira donc optiquement une fragmentation qualitative.

 

II. Un Parlement européen sans majorité ? Ni nouveau ni dangereux !

Dans la perception publique française, le Parlement européen serait dirigé depuis des décennies par une « coalition » constituée par 4 grandes forces « pro-européennes » : PPE (centre droit), Renew (centre),
S&D (sociaux-démocrates) et Verts. Ces 4 groupes comptabilisent un peu plus de la moitié des élus européens (382 sur 705).

Rien n’est pourtant plus erroné, particulièrement à l’aune de la dernière mandature.

  • Il n’a jamais existé d’accord de coalition proprement dit entre ces forces, certes unies dans la même adhésion fondamentale au projet européen, mais très diverses par ailleurs. Aucun accord préétabli n’a jamais existé, tout au plus des convergences et des procédures de consultations mutuelles sur l’agenda parlementaire et les nominations. Les votes finaux se décident indépendamment au cas par cas.
  • La volatilité des majorités n’a jamais été aussi forte que lors des 5 dernières années : Green Deal, industrie, énergie, immigration, budget… Tous les grands sujets européens ont divisé ces groupes entre eux mais aussi en interne, les logiques nationales jouant à plein au sein de toutes les formations politiques européennes. Toutes les compositions ont existé sur chacun des grands enjeux.

Cette extrême volatilité était d’ailleurs illustrée dans le vote initial le plus emblématique, celui, en juillet 2019, de la confirmation de Mme Von der Leyen à la présidence de la Commission Européenne. Si la logique du bloc majoritaire pro-européen avait prévalu, l’investiture aurait dû être une formalité avec plus de 400 voix en sa faveur. Elle en a péniblement recueilli plus de 350, exposant des défections à l’intérieur de chaque groupe et rendant impossible une lecture univoque (pro vs anti européens) des rapports de forces.

La vérité profonde du Parlement européen est que chaque vote génère une majorité propre et cela ne sera pas fondamentalement remis en question par la poussée populiste :

  • Deux grands groupes (PPE et S&D) devraient selon toute vraisemblance conserver des positions fortes (ce sont essentiellement Renew et les Verts qui subiraient des pertes significatives selon les projections actuelles) ;
  • Aucune hypothèse ne permet aux forces souverainistes de droite de constituer, seules, une quelconque majorité alternative ;
  • La menace de blocage du Parlement n’existe que dans la rhétorique des forces en difficulté. Il y aura certes plus souvent des majorités « de droite » que des majorités « centrales ». Mais « droitisation » ne signifie pas blocage, car certaines forces de droite sont prêtes à voter des textes européens, à l’instar de l’attitude des Italiens (même la Lega, moins radicale que Salvini lui-même, a participé à l’adoption de textes sur un mode constructif).

Le blocage parlementaire est un cas rarissime, mais il peut exister par impossibilité du moindre compromis.

Or cette absence de solution négociée peut être provoquée par une radicalité, un maximalisme, qui n’est pas le privilège d’oppositions populistes.

Dans la mandature 2019-2024, cette situation est survenue sur un texte environnemental lorsque ce sont des forces pro-européennes (Verts et Renew) qui ont refusé toute concession sur des ambitions jugées irréalistes et inapplicables par une majorité du Parlement. Le texte est rejeté sans qu’il soit possible d’en proposer une alternative plus raisonnable.

Mais la cause du blocage n’est, en soi, pas plus imputable au populisme de droite qu’à l’intransigeance de groupes « pro-européens ». Ce type de scénario, jusqu’à présent rarissime, peut devenir plus fréquent, mais il est démocratiquement surmontable si la recherche de compromis anime authentiquement des forces politiques « centrales » qui resteront potentiellement majoritaires, avec même l’appoint de populistes « responsables ».

Le cas par cas restera la règle de fonctionnement, personne ne pouvant prétendre, seul, à une majorité même relative (pour rappel, le PPE, qui resterait la première force numériquement, ne compte qu’un quart des députés du Parlement).

 

III. Les institutions européennes ne se résument pas au Parlement

Le Parlement n’est, dans le meilleur des cas, que colégislateur, jamais décideur unique. Dans l’équilibre complexe des institutions européennes, l’acteur décisif reste le Conseil et les États membres qui le composent.

  • Certaines forces populistes sont présentes au Conseil Européen à travers des chefs de gouvernements directement issus de leurs rangs (Italie, Hongrie) ou qu’elles soutiennent dans des coalitions (Suède, République Tchèque). Mais elles sont donc très minoritaires dans le principal organe décisionnel de l’Union européenne.
  • Certaines adoptent sur la plupart des dossiers une attitude pragmatique qui ne bloque pas le fonctionnement des institutions (les seuls cas de blocage sont venus de la Hongrie et de la Pologne du PiS, mais sans aller d’ailleurs jusqu’à une rupture totale).
  • Le fait d’être associé à l’exercice du pouvoir national amène les représentants populistes au Parlement européen à des positions moins radicales que celles de leurs collègues restés dans l’opposition ou sans perspective d’accès à des responsabilités gouvernementales. Cette tendance déjà visible pourrait s’accentuer, avec des représentants italiens, suédois, tchèques soucieux de se « normaliser » en jouant un rôle constructif dans la recherche de majorité

Des positions du Parlement peuvent donc être relativement facilement amendées par l’intervention des États lors des négociations finales des textes. Cette vérité est très désagréable pour le Parlement, qui tend à la minimiser dans le débat public, mais elle continue de régir très largement le processus législatif européen.

 

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La période de campagne électorale est propice à toutes les exagérations, d’autant que le contexte de crise (guerre en Ukraine et au Proche-Orient, incertitudes transatlantiques, malaise socio-économique) se prête à une forme de catastrophisme. Les mobilisations partisanes exploitent, comme catalyseur ou comme repoussoir, ces phénomènes anxiogènes.

Pour autant, la poussée électorale globale logiquement anticipée des forces « populistes », si elle soulève de légitimes inquiétudes, doit aussi être considérée avec lucidité et sans en exagérer les traductions institutionnelles et politiques concrètes.

Il n’y aura pas de majorité « populiste » au Parlement européen, les forces « populistes », même en progrès, resteront elles-mêmes divisées et un Parlement devenu « irresponsable » serait vite recadré/suppléé dans le processus décisionnel européen par le Conseil.

La seule vraie paralysie du système européen viendrait moins par une poussée « populiste » lors des élections parlementaires européennes que par l’accession au pouvoir d’une force authentiquement europhobe dans un des grands États de l’UE. Un blocage du Conseil aurait des conséquences infiniment plus graves qu’une augmentation du contingent d’eurodéputés « populistes » à Strasbourg.

 

 

Composition du Parlement européen

Composition du Parlement sortant en mars 2024

Document réalisé avec le concours de Clément De Caro, Nicola Gaddoni, Éric Garcia et Alice Le Faucheur.

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