2032, l’intelligence artificielle entre au gouvernement

30 juillet 2018

Mardi 11 mai 2032, le secrétaire général de l’Élysée annonce la composition du nouveau gouvernement. Elle est courte : cinq ministres (sans Premier ministre, fonction supprimée en 2024) et dix applications d’intelligence artificielle chargées d’exécuter la politique présidentielle.

La mutation de l’Etat régulateur a commencé dix ans avant. Au début de son second mandat, le président Macron a confié à l’Inspection des finances (IGF) et au Conseil d’État une mission sur la «disruption de l’action publique». Leurs conclusions ont fait l’effet d’une bombe : digitalisation massive et disparition de milliers de postes de fonctionnaires. Sûrs de leur talent, les grands corps ont considéré que seuls seraient préservés les emplois à «haute valeur ajoutée intellectuelle » – les leurs. Ils se sont trompés. La justice et les comptes publics ont été remplacés par des écosystèmes numériques. Leur erreur a été réfléchir à modèle constant, alors qu’il fallait tout réinventer : ce n’est pas des insiders que viendra la révolution.

Retour à 2018. Dans les années à venir, l’Etat devra se réformer parce qu’il représente un fardeau économique et, plus structurellement, parce qu’il va être assailli de nouvelles solutions fondées sur des innovations technologiques qui vont bouleverser ses principales missions : être un tiers de confiance et assurer la redistribution. Son activité régulatrice sera profondément affectée.

Accorder du crédit. La fonction de l’Etat de droit est d’être un tiers de confiance : les citoyens lui confient la mission de réguler la société afin qu’ils puissent vivre sereinement, entourés d’inconnus.

Dans le domaine économique, le déploiement du capitalisme peut se lire à travers l’émergence multiséculaire d’institutions assurant une confiance plus grande entre inconnus, de façon toujours plus décentralisée. Cette dynamique a permis les échanges, pour acquérir et vendre des produits sans les voir ni en connaître l’acheteur. Ce fut le rôle des foires médiévales. Ce fut celui des juifs «Maghribi» dont Avner Greif a montré comment, dès le XIe siècle, ils ont organisé le commerce méditerranéen par un réseau de confiance permettant de s’accorder «du crédit» sans se rencontrer. Ce fut la création des institutions financières dans la péninsule italienne, et avec elles de la comptabilité, du concept de société anonyme ou de la presse financière, pour garantir la solvabilité, la fluidité et la transparence des échanges.

Cette préoccupation de confiance explique également l’émergence de la régulation au XIXe siècle aux Etats-Unis selon Andrei Shleifer : elle constituait une solution plus efficace que la multiplication des contentieux individuels. La norme a permis de garantir aux particuliers qu’ils pourraient faire valoir leurs droits et avoir confiance dans un système judiciaire corrompu par les groupes industriels.

Les registres de la confiance sont en train d’être renversés. La blockchain introduit la possibilité d’organiser des registres décentralisés. De quoi profondément affecter le droit et le travail des régulateurs administratifs: l’application du droit aura moins besoin des fonctionnaires.

Toutes ces missions vont être profondément bouleversées.

Les registres de la confiance sont en train d’être renversés. Hier centralisés, ils sont de plus en plus atomisés et dés-institutionnalisés. Hier laissée aux spécialistes, l’évaluation est entre les mains de la «foule» et de mécanismes de notation entre pairs. Plus encore, la blockchain introduit la possibilité d’organiser des registres décentralisés : c’est sur chaque ordinateur du réseau que seront cryptées et conservées les informations. Cette technologie, et les applications qui y sont liées, pourraient profondément affecter le droit et le travail des régulateurs administratifs : l’application du droit aura moins besoin des fonctionnaires.

Smart contracts. D’abord, la numérisation du droit en facilitera la mise en œuvre : le prospectiviste Richard Susskind imagine déjà comment la norme sera désormais intégrée par le digital et appliquée mécaniquement. L’exécution des contrats sera aussi en partie automatisée par les «smart contracts», rendant leur surveillance plus rapide. La blockchain assurera la traçabilité des biens comme des flux financiers, sans tiers régulateur, conduisant à l’émergence progressive d’une lex cryptographia (De Filippi, Wright). Aux Etats-Unis, le comté de Cook utilise déjà cette technologie pour enregistrer les titres de propriété, le Delaware ses entreprises.

Ensuite, l’application volontaire des normes par les entreprises (compliance) prendra le pas sur leur application régalienne, comme Marie-Anne Frison-Roche le souligne déjà. Dans le numérique, l’autorégulation pourrait ainsi croître : un équilibre de régulation émergera entre le législateur, chargé de déterminer les objectifs à atteindre, et les entreprises, responsables de les mettre en œuvre par les meilleurs moyens dans un environnement mouvant.

De façon plus large, la justice sera révolutionnée par des solutions comme l’online dispute resolution (ODR), inspirée des sites de e-commerce qui traitent efficacement des milliers de petits contentieux de façon automatisée.

Le rôle de l’Etat régulateur est en passe d’être radicalement bouleversé (sa mission de prestation de services le sera également). Le rôle du politique et l’organisation de la démocratie en seront interrogés. Malheureusement, en 2018, la réforme de l’action publique est timide et surtout, lorsqu’elle est discutée, paramétrique : on fait des économies de bout de chandelle. Au regard des révolutions qui se préparent, ce n’est clairement pas suffisant.

Erwan Le Noan est consultant, partner chez Altermind et chroniqueur à l’Opinion.

 Article initialement publié dans L’Opinion https://www.lopinion.fr/edition/economie/2032-l-intelligence-artificielle-entre-gouvernement-157716
Photo by Alex Knight on Unsplash
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