À la trace : enquête sur les nouveaux territoires de la surveillance

Farid Gueham | 23 juin 2020

« Les algorithmes de Google, Facebook ou Amazon, de Tinder, Uber ou Netflix, qu’ils donnent à voir ou recommandent, sont verrouillés à double tour. Suivi à la trace, compilé dans des bases de données, recomposé de profil et de bon cœur, on ne se soustrait pas à la puissance du calcul. Tous les jours, en agents consentants de notre propre enfermement, nous sommes invités à transformer la moindre de nos expériences en un signal exploitable. Il s’agit désormais de nous prédire, donc de nous devancer, en permanence. Le professeur de droit américain Bernard Harcourt parle à cet égard d’une « société de l’exposition », qui nous imposerait la transparence par un subtil jeu de miroirs : puisqu’on a accès à tout, c’est que nous devons être aux commandes. Nos désirs deviennent des ordres, du moins le croit-on. Mais à cette mise à nu répond un mouvement inverse : ceux qui nous épient, eux, s’efforcent précisément de disparaître en se fondant dans le paysage ». Olivier Tesquet réalise depuis près de 10 ans, une cartographie d’un nouveau biotope, un environnement d’autant plus hostile que l’État moderne se lierait malgré lui à un capitalisme numérique qu’il ne le tiendrait en respect. Un mouvement d’hybridation qui résulte de deux obsessions technologiques :  la prédiction et l’automatisation. Gafam et puissance publique composeraient ainsi un nouveau régime de pouvoir. 

Et vous, quelle note vous a été attribuée ? 

« Le badge de la start-up Humanyze ressemble à n’importe quel autre moyen moderne d’entrer dans les locaux d’une multinationale. Immaculé et anodin. À un détail près : il moucharde plus que les autres. Il utilise la technologie Bluetooth pour localiser les salariés, et il est doté d’un micro pour enregistrer les modulations de la voix ainsi que d’un capteur de mouvements pour analyser les postures (seriez-vous trop avachi ?) ». L’entreprise peut collecter plusieurs giga-octets de données sur chacun de ses employés quotidiennement, dans le but affiché d’optimiser la performance des équipes. Le badge n’enregistre par les conversations, mais permet d’évaluer la productivité, le sous-régime ou encore le niveau de stress des agents : de la NASA à Bank of America, 10 000 salariés à travers le monde porteraient le badge de Humanyze autour du cou. Et si ce dispositif présenté comme une innovation n’en serait pas une ? L’application s’inscrirait dans une longue tradition de surveillance, au nom d’un impératif de sécurité publique, dans la lignée du discours saint-simonien du 18siècle, celui-là même qui promouvait un « livret ouvrier » regroupant des informations d’ordre public et privé sur les individus. 

Le citoyen bien noté. 

Avec l’irruption de la biométrie dans l’évaluation du travail en entreprise, de nouvelles normes professionnelles émergent « décimant la vie privée des travailleurs ». Introduits sous la base du volontariat, ces nouveaux indicateurs pourront à termes s’ériger en règles. Au-delà du droit du travail, c’est la citoyenneté dans son ensemble qui sera  étalonnée. C’est déjà le cas en Chine ou les citoyens sont évalués en fonction de leurs bonnes ou mauvaises actions. Venir en aide à une personne âgée ou commettre une infractions au code de la route impacte le nombre de points du « crédit social » dont dispose chaque citoyen. « Le crédit social à la chinoise est devenu le repoussoir parfait de nos démocraties libérales, l’horizon qu’il ne faut surtout pas embrasser (…) si cette répulsion est légitime, nous restons cependant prisonniers de deux malentendus. Le premier est une confusion d’échelle. Le second, une mauvaise lecture de l’Histoire », rappelle Olivier Tesquet. C’est à tort que nous nous représentons l’organisation politique de la Chine comme hyper-centralisée, lorsque le dispositif connaît une expérimentation et un déploiement par province. 

Le fichage, de l’identité au profil : l’invention de l’identité

« C’est une histoire qu’on se raconte depuis cinq siècles en France, de Montaigne à Gérard Depardieu en passant par Alexandre Dumas. Quand le paysan ariégeois Martin Guerre revient dans le village qu’il a quitté douze ans plus tôt à la suite d’un conflit familial sur fond de vol de grain, il trouve un sosie dans le lit conjugal (…). Sous la pression de Pierre Guerre, l’oncle de Martin, Bertrande a fini par porter plainte pour imposture. Arnaud du Tilh, l’usurpateur, sera condamné et pendu en 1560, ce qui plongera Montaigne dans des abîmes de perplexité ». Il incombe à l’État moderne, afin d’assurer la sécurité publique et sociale et par la même, de consolider son autorité, de vérifier les identités. L’État ne se contente plus de la simple certification de l’identité. Sous perfusion des GAFAM dont elle attend la complète collaboration, la puissance publique puise sans complexe, dans les ressources de technologies identitaires et disciplinantes qui se multiplient et se renforcent.

Le déclic Snowden : la double privatisation de la surveillance

« Propulsé éditorialiste en exil et conférencier dématérialisé, Snowden est depuis devenu parole d’évangile dès lors qu’il s’agit de commenter les actions invisibles de l’État profond (deep state), au mépris de l’État de droit. Qui mieux qu’un repenti ayant chipé ‒ selon le Congrès ‒ 1,7 million de documents classifiés au nez et à la barbe de l’agence la mieux renseignée de la planète pour jouer les pythies numériques et nous avertir du danger qui guette à l’horizon » ? Snowden a joué le rôle de révélateur au sens chimique du terme : un anticorps citoyen, compensant la collecte unilatérale d’information. Et mécaniquement, l’affaire Snowden encourage les journalistes à scruter avec plus de minutie ce qu’Olivier Tesquet décrit comme « les arrière-cuisines des géants du numérique » : Google, Amazon, Facebook et Apple sont devenus des « amis » de la surveillance dite de masse, se nourrissant mutuellement.

Le besoin de ralentir. 

« Si le contrôle social, nous avons eu l’occasion de le voir, est apparu avec l’État moderne il y a plus de trois siècles, les mutations les plus récentes de la surveillance ‒ où le privé et le public s’interfacent jusqu’à se rendre indissociables ‒ se sont opérées à une vitesse prodigieuse. Rendons-nous compte : il y a encore dix ans, certaines technologies de pistage aujourd’hui en passe d’être généralisées n’avaient jamais franchi la porte des laboratoires de recherche ». Olivier Tesquet constate que le monde qui a vu le jour dans les décennies 80 et 90, a su imposer ses normes à une cadence infernale. S’opposer à ce rythme, c’est prendre le risque d’être taxé de réactionnaire technophobe. Mais c’est aussi un pas de côté, le temps de mieux comprendre les variations de son environnement.« Pour le dire prosaïquement, si l’on veut rendre la surveillance visible pour mieux la déconstruire, alors il faut en parler, la disséquer, la dépiauter, la décortiquer, la soupeser et l’examiner sous toutes les coutures ».

Farid Gueham

Consultant secteur public et contributeur numérique et innovation auprès de la Fondation pour l’innovation politique. Il est notamment l’auteur des études Vers la souveraineté numérique (Fondation pour l’innovation politique, janvier 2017) et Le Fact-Checking : une réponse à la crise de l’information et de la démocratie (Fondation pour l’innovation politique, juillet 2017).

Pour aller plus loin : 

–        « A la trace : enquête sur les nouveaux territoires de la surveillance », europe1.fr

–        « Coronavirus et surveillance de masse – entretien avec Olivier Tesquet », rfi.fr

–        « Olivier Tesquet : « La vie privée n’était qu’une parenthèse de l’histoire », franceculture.fr

–        « Manuel à l’usage de ceux qui pense n’avoir rien à cacher », reporterre.net

–        « Je crains plus l’installation d’une surveillance généralisée que StopCovid », rue89.com

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