Échec politique et erreurs de diagnostic

19 décembre 2018

Les commentateurs soulignent à l’envi les points communs entre la crise française révélée par les gilets jaunes et celle des autres pays occidentaux. Partout se manifeste en effet un même malaise des classes moyennes et populaires, menacées dans leur emploi par la mondialisation, l’économie digitale et le numérique, écartées de la fête à laquelle invite la société de consommation et constatant avec amertume que travailler leur suffit à peine à satisfaire les besoins élémentaires et à payer … les impôts, privées de promotion sociale et guettées au contraire par le déclassement, de plus en plus éloignées d’une élite qui leur paraît avoir confisqué le pouvoir et dont tout le projet politique se résume de surcroît à adapter l’économie et la société à cette mondialisation dont ils sont les perdants. Travailleurs, citoyens, contribuables, ils viennent donc rappeler qu’en démocratie le peuple a légitimement le droit de réclamer dignité et écoute de la part des dirigeants qu’il élit.

Tout cela est exact et bien connu mais le mouvement des gilets jaunes, au-delà de son hétérogénéité, révèle que la crise française est plus encore politique que sociale. Certes parce qu’elle se traduit par une impopularité record du président de la République mais surtout parce qu’elle remet profondément en cause le modèle de la Cinquième République dans sa double dimension d’écosystème social et d’organisation institutionnelle.

Autre manière de dire que le diagnostic erroné du candidat Emmanuel Macron est la véritable raison de l’échec du Président Macron.

 

L’échec du Président Macron

 

Est-il besoin d’insister sur l’échec du président de la République ? Homme providentiel, monarque impérial, dirigeant seul avec l’appui d’un gouvernement technocratique, il devait résoudre la crise économique et sociale française en remettant le pays « en marche », relancer l’Europe et renforcer sa souveraineté, réconcilier enfin les Français avec le pouvoir politique. Dix-huit mois plus tard, il ne reste plus rien de cet ambitieux projet. La France s’enfonce dans les difficultés économiques et sociales en priant pour que la remontée des taux d’intérêt ne la place pas en cessation de paiement, l’Europe est au point mort, les adversaires de Macron comme Matteo Salvini ne manquant pas l’occasion d’ironiser sur ses déboires intérieurs, et les prochaines élections européennes laissent entrevoir une victoire du Rassemblement national, preuve que le populisme n’a pas été vaincu. Conséquence logique : Emmanuel Macron vient de battre le record d’impopularité d’un chef de l’Etat sous la Cinquième République.

Qu’il porte une responsabilité dans le déclenchement de la crise des gilets jaunes et l’effondrement de sa popularité n’est pas douteux et, reflets de l’opinion, les médias, après l’avoir paré de tous les talents, lui ont soudain découvert tous les défauts du monde que résumerait le mot « arrogance ». Soit. On aurait cependant grand tort de réduire la situation à un désamour entre le peuple et son chef. Car cette dimension bien réelle, conséquence inévitable d’un régime fondé sur une extrême personnalisation du pouvoir encore renforcée par le quinquennat, n’est pas la plus importante. Les Français en ont l’intuition d’ailleurs, l’application du slogan « Macron démission » ne changerait rien et ils ne font pas plus confiance aux leaders de l’opposition qu’au chef de l’Etat. De fait, les vraies raisons de la crise sont ailleurs.

 

 Crise de l’État-providence et de l’État administratif

 

L’État-providence septuagénaire et les services publics agonisent en France mais les Français refusent leur nécessaire transformation ; mieux ils voudraient en bénéficier toujours plus en payant toujours moins. Insoluble équation (1). L’État administratif ne se porte pas mieux : obèse, paralysé, il est impuissant à faire triompher l’intérêt général et se contente de produire des décisions arbitraires aux yeux des citoyens (2). Or cette double crise atteint le cœur de l’écosystème social de la Cinquième République indissolublement lié à son constitutionnalisme. On souligne toujours en effet, à juste titre, la rupture institutionnelle de 1958, le retour d’un pouvoir présidentiel fort qui « assure par son arbitrage le fonctionnement régulier des pouvoirs publics » (article 5), un pouvoir d’inspiration monarchique donc mais également bonapartiste puisqu’élu au suffrage universel depuis 1962. Mais on oublie que sur un point essentiel le général de Gaulle se situe dans la continuité de la tradition républicaine et juridique française qui affirme que l’État est le mieux à même de produire des politiques au service de la collectivité. Car pour de Gaulle, le président de la République est précisément celui qui assure le triomphe de cet État garant par son action de l’intérêt général au-dessus des intérêts particuliers, ceux des partis politiques ou ceux des groupes sociaux et professionnels. Il reçoit pour cela un mandat direct du peuple qui lui renouvelle – ou pas – sa confiance en fonction de ce principal critère. Là se trouve donc une source essentielle de la légitimité du pouvoir gaullien et plus largement du pouvoir présidentiel dont ont hérité ses successeurs. Et ce n’est sans doute pas un hasard si les gilets jaunes posent la question du rapport qualité/prix des services publics (3).

Pour fonctionner l’écosystème social et le mode d’organisation institutionnel de la Cinquième République supposent donc un chef – « Jupiter », après tout, aurait pu faire l’affaire – mais également un État efficace. Or, dans son analyse de la crise française, peut-être abusé par une interprétation superficielle du gaullisme de gouvernement, le candidat Macron a en réalité commis plusieurs erreurs de diagnostic. Le Président les paie aujourd’hui au prix fort.

 

Erreurs de diagnostic

 

Première erreur : Emmanuel Macron a d’abord cru qu’il suffisait de restaurer la verticalité du pouvoir après la « normalité » de son prédécesseur. Les commentateurs ont eu tôt fait de souligner la référence gaullienne. Mais dix-huit mois plus tard, il bat le record d’impopularité de François Hollande.

Deuxième erreur : il a été très tôt convaincu que l’impuissance publique était due au jeu politique stérile des partis, fondé sur des oppositions idéologiques d’un autre âge. D’où son projet du « en même temps, en même temps », cette « République du centre » jadis théorisée par F. Furet, J. Julliard et P. Rosanvallon, qui a provoqué l’effondrement du vieux système partisan sans pour autant rendre au pouvoir sa capacité d’action.

Troisième erreur enfin : il a pensé que les groupements sociaux et professionnels, les syndicats, les corps intermédiaires, étaient les autres responsables de l’incapacité française à la réforme. D’où son mépris de la démocratie sociale et locale. Il a certes fait adopter la réforme du code du travail et celle de la SNCF malgré la CGT mais la crise sociale française n’est pas résolue.

Dans les deux derniers cas, sous les vivats des esprits paresseux, Emmanuel Macron a cru remporter une grande victoire alors qu’il achevait simplement de mettre à terre des acteurs moribonds. Or les gilets jaunes sont venus lui signifier l’ampleur de son erreur de diagnostic : le mouvement n’a émergé ni des partis politiques ni des syndicats et, en le prenant pour cible, a mis à mal son image de président jupitérien.

La leçon de l’histoire est donc claire. Ce ne sont pas d’abord les institutions qu’il faut modifier, c’est l’État dont il convient de repenser les structures et les modalités d’action dans un environnement qui n’a plus grand-chose à voir avec celui de son apogée – les Trente glorieuses dont les Français ont gardé la nostalgie -.

Une tâche autrement plus complexe que la rédaction d’une Constitution !

 

Vincent Feré

 

(1) E Le Noan, Trop libre, 13/12 /18

(2) D Reynié, Trop libre, 10/12/18

(3) E Le Noan, Trop libre, 07/12/18

 

Photo by rawpixel on Unsplash

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