La gauche s’est trompée sur les classes laborieuses
25 août 2018
Professeur de science politique, auteur de nombreux ouvrages sur le phénomène populisme, Dominique Reynié est le directeur général de la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol), proche de la droite modérée. Il a récemment dirigé l’ouvrage Où va la démocratie (Plon, 2017).
L’arrivée au pouvoir en Italie d’une alliance de populistes de droite (Lega) et de gauche (M5S) préfigure-t-elle ce qui pourrait advenir ailleurs en Europe, y compris en France ?
La situation italienne marque la maturation d’une crise européenne historique. On y retrouve l’expression d’un contentieux central en Europe depuis le XIXe siècle et dont les années 1930 ont été un point paroxysmique : la défense des classes laborieuses doit-elle être nationale ou universaliste ? Des éléments de ce contexte font un retour en force au début des années 2000. En 2005, la victoire du «non» au référendum sur le traité constitutionnel européen, en France et aux Pays-Bas, mêlait jusqu’aux extrêmes les voix de droite et de gauche, y compris Laurent Fabius. Nous sommes engagés dans ce processus de reconfiguration politique dont nous commençons à voir les effets à l’échelle européenne. Ils sont désormais significatifs et ce n’est pas fini. Outre l’Italie, en Allemagne la dirigeante de Die Linke (gauche radicale), Sahra Wagenknecht lance son propre mouvement de gauche, « Aufstehen », hostile à la politique d’accueil des migrants. Je rappelle qu’outre-Rhin, l’un des plus grands succès de librairie de l’après-guerre a été, en 2010, le livre L’Allemagne disparaît de Thilo Sarrazin, un social-démocrate vivement hostile à l’immigration et à l’islam. En Italie, en 2006, on avait vu Oriana Fallaci, grande figure de la gauche antifasciste, dénoncer le « nazislamisme » et le « fascislamisme ». En Slovaquie, le parti social-démocrate SMER gouverne depuis des années avec les nationalistes de droite. En Autriche, les sociaux-démocrates (SPÖ) gouvernent une région avec l’extrême droite (FPÖ) et l’idée d’une alliance avec elle au niveau national était acceptée, à la seule condition que les sociaux-démocrates terminent en tête. Nous verrons où sera la Suède, après les élections du 9 septembre. Dernières exceptions, pour l’heure : l’Espagne, si l’on excepte la crise catalane, le Portugal, voire la Grèce – où le parti Syriza est certes allié à un parti nationaliste de droite mais sans épouser les thèses europhobes. Comparativement, la France est plus avancée dans ce processus de reconfiguration populiste de la politique.
Quelle est, selon vous, l’origine de ce phénomène politique de grande ampleur ?
Le fait que les classes laborieuses en général et la classe ouvrière en particulier ne sont plus défendues ni même représentées. Depuis les années quatre-vingt, avec la fin des Trente glorieuses, ces classes sont victimes d’une double dépossession patrimoniale : sur le plan matériel, le niveau de vie, menacé par l’épuisement de l’Etat providence ; sur le plan immatériel, le style de vie, l’idée : « on n’est plus chez soi ». D’où ce populisme patrimonial. Il s’exprime au travers de partis qui sont apparus ou qui se sont affirmés au cours des années 1980, et qui, de fait, représentent désormais les classes laborieuses, classe ouvrières et classes moyennes fragilisées. Or, les classes laborieuses ne sont pas universalistes. La gauche s’est trompée à ce sujet. Ces classes formulent une double demande de protection, à la fois sociale et nationale. Dans mon livre Le vertige social-nationaliste (La Table Ronde, 2005), je montre que le référendum de 2005 a constitué un moment clé de la convergence des populismes à partir de la perte de capacité de la gauche à représenter les classes laborieuses. Cette crise à gauche est le lien principal que l’on peut établir entre la crise actuelle et celle des années 1930.
Est-ce la conséquence du déclin historique de la social-démocratie ?
Dans l’Europe démocratique, de 1945 aux débuts des années 1980, tous les partis, droite et gauche, ont appliqué une politique de type social-démocrate. Le contexte démographique, économique et stratégique était très favorable. La question de l’universalisme des classes laborieuses ne se posait pas : le spectaculaire progrès matériel permettait de rallier les électeurs à des partis modérés. C’est fini. L’idée de solidarité et de redistribution est victime d’une double crise, celle des ressources – avec le vieillissement des populations – et celle de la légitimité. Car aujourd’hui, dans les sociétés devenues multiculturelles, progresse l’idée que la redistribution ne se fait plus au profit d’un même que moi, d’un autre moi-même. On est passé de l’idée de solidarité à celle d’une spoliation d’un groupe, supposé légitime parce que d’ici, par un autre, la figure de l’étranger supposé illégitime parce que venu d’ailleurs. Les classes laborieuses refusent de voir les ressources qui se raréfient s’offrir au monde. D’où le lien fort entre la dimension sociale et la dimension nationale de la protection. Concrètement, c’est le thème d’une opposition à l’accueil des migrants. Les responsables de la gauche européenne n’ont pas accepté de voir cela, parce que cela ne correspondait pas à leur vision du monde. La droite n’a pas fait mieux.
Peut-on imaginer en France une coalition politique comparable à celle qui gouverne l’Italie ?
Jean-Luc Mélenchon a opéré son virage politique au cours du débat sur le Traité instituant la communauté européenne (TCE) en 2004/2005, en suivant le mouvement du «non». Depuis lors, on l’a vu aller jusqu’à dénoncer les travailleurs détachés « volant le pain des travailleurs qui se trouvent sur place ». En 2017, il a refusé d’appeler à voter contre Marine Le Pen. Nul doute qu’il sait que les grandes réserves qui donnent la victoire sont de ce côté-là ; mais il est trop lié aux héritages politiques de sa génération pour être celui qui ouvrira la porte de ce nouveau monde. De son côté, le RN (ex-FN) est lui aussi limité par la faiblesse idéologique de sa direction. Mais la fusion des électorats suppose l’émergence de nouvelles figures. Regardez en Europe : en moins de cinq ans, de nouvelles figures ont surgi dans tous les pays.
Que peuvent faire ceux qui restent attachés à un modèle libéral et universaliste ?
D’abord, un exercice de compréhension. On doit pouvoir énoncer les termes du débat, dire les choses, ce qui reste très difficile, en particulier en France en raison d’un système de forclusion ou de censure. La question est de savoir ce qui va désormais inciter la classe ouvrière à soutenir le modèle démocratique modéré, faute de quoi nous pouvons envisager une dislocation de l’Europe. A cet égard, il faut suivre de près ce qui se passe en Italie. Le gouvernement met en œuvre sa politique de refus de l’immigration, ce qui était attendu par ses électeurs, soit ; mais le second point clé sera abordé quand la coalition voudra engager son programme économique et social, incompatible avec les engagements de la zone euro. Or, jusqu’à présent, les peuples restent attachés à la monnaie européenne, qu’ils jugent rassurante.Paradoxalement, l’euro est la dernière ceinture permettant de contenir l’expansion des populistes. Mais si l’euro entre en crise…
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