La liberté au temps du coronavirus
Christophe de Voogd | 20 juillet 2020
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Le 7 avril 2020, la Mairie de Paris annonçait par communiqué commun avec la Préfecture de police, qui prenait un arrêté, la concentration des activités de jogging en horaires décalés pour « éviter que trop de gens se croisent ». À cela s’ajoutait l’obligation de respecter la règle des trois « 1 » (1 heure par jour maximum, 1 fois par jour et dans un rayon de 1 kilomètre).
Voir « Pierre Manent : “Il y a longtemps que nous sommes sortis à bas bruit du régime démocratique et libéral” », propos recueillis par Eugénie Bastié, lefigaro.fr, 23 avril 2020 (disponible en accès libre par le lien www.herodote.net/Textes/Manent-democratie.pdf).
Parmi ses innombrables effets, la crise du Covid-19 aura exacerbé les attaques antilibérales, dont notre pays n’a certes pas l’exclusivité mais qui n’en détient pas moins l’une des plus anciennes et virulentes traditions. Tradition coexistant d’ailleurs, dans l’un de nos innombrables paradoxes, avec le fait que la France a été, de Montesquieu à Raymond Aron en passant par Alexis de Tocqueville et Frédéric Bastiat, l’un des plus brillants foyers intellectuels du libéralisme.
Énième illustration du fait que cet épisode critique, avant même d’annoncer la moindre rénovation de notre société, commence par attiser les vieux clivages et les querelles de l’« ancien monde ». La lecture de la majorité des médias et, plus encore, la consultation des réseaux sociaux montrent la puissance de cette aspiration illibérale, faisant feu de tout bois pour accuser le libéralisme de tous les maux de cette crise. Les délocalisations industrielles ? La faute au libéralisme ! Le manque de masques ? La faute au libéralisme ! Le virus ? La faute au libéralisme !
En vérité, pour un libéral, l’enjeu fondamental de cette épreuve était l’équilibre entre droits individuels et contraintes du collectif. Le principe fondamental du libéralisme semblait à première vue contredit par l’urgence sanitaire. Et, pourtant, il était plus pertinent que jamais : puisque la liberté – qui, en vrai libéralisme, va toujours de pair avec la responsabilité – est première, elle n’a donc pas à être justifiée ; c’est à ses restrictions de l’être.
Bien des mesures prises au nom de l’impératif sanitaire mériteraient, à l’aune de ce principe libéral fondamental, d’être questionnées. En quoi, par exemple, la mesure interdisant la fréquentation des plages, des forêts et des montagnes avait-elle le moindre sens sanitaire ? Sans doute, ces mesures avaient-elles une pertinence politique : ne pas choquer, dans un pays foncièrement égalitariste, les habitants des métropoles par des images provocantes de cette France périphérique à l’air libre, et pour une fois, privilégiée. La discipline individuelle, indispensable en temps de confinement, risquait fort d’en pâtir. Or il était aisé de justifier la mesure précisément au nom de cette égalité de traitement sur l’ensemble du territoire national. Moins justifiable, voire contre-productive, la décision commune de la Mairie de Paris et de la Préfecture de police de concentrer, dans le temps et dans l’espace, la foule des joggeurs1, donnant le sentiment de l’arbitraire pur, voire d’une certaine « allégresse », finement relevée par Pierre Manent chez certains détenteurs de l’autorité publique, enfin libres de contraindre la société2. Au risque de susciter, par une politique de verbalisation peu lisible et très inégalement appliquée selon les endroits, le sentiment d’un « deux poids, deux mesures » et l’impression que l’on se souciait excessivement de ne pas désespérer La Courneuve.
Or tout porte à penser que cette question des libertés sera tout autant au cœur du « monde d’après ». Tandis que le chœur surabondant des liberticides de tous bords s’époumone comme jamais, la liberté d’entreprendre est remise en question, y compris par le gouvernement, comme on le voit avec les conditions mises au soutien de Renault ou d’Air France. Il est vrai que nombre de chefs d’entreprise se tournent eux-mêmes vers l’État comme vers leur ultime sauveur. Plus grave, car consubstantielle philosophiquement au libéralisme, la liberté d’expression a connu une atteinte sévère avec la loi Avia, largement censurée depuis par le Conseil constitutionnel, dont on voit mal en quoi elle présentait la moindre urgence en pleine crise sanitaire. Sans parler du projet, heureusement mort-né devant le tollé général, d’un observatoire gouvernemental des fake news : des masques « inutiles si l’on n’est pas malade » aux 3 millions de voitures invendues de Renault en passant par la diabolisation de la chloroquine, le pouvoir n’a pas été le dernier à pratiquer l’exercice. Et l’usage d’une certaine novlangue régale déjà les spécialistes de rhétorique (« distanciation sociale », « été apprenant », « plage dynamique »…).
Force est de constater que cette dérive est restée contenue par les responsables suprêmes, président de la République et Premier ministre, qui ont su, aux moments capitaux, préserver l’essentiel : recours au vote du Parlement sur les textes clés, saisine du Conseil constitutionnel par Emmanuel Macron lui-même et, surtout, accélération du déconfinement à la fin mai, dès que s’est éclairci l’horizon de l’épidémie. Le maintien du premier tour des élections municipales à la date prévue et la fixation la plus précoce possible de la date du second tour vont également dans ce sens, même si d’autres considérations, plus tactiques, ont pesé.
Il reste que la tentation de contrôler l’opinion d’une manière ou d’une autre, comme le montre la poursuite du projet d’un conseil de déontologie du journalisme, ne saurait être écartée, dans un régime et, plus largement, dans une technostructure très imprégnée de saint-simonisme, dont l’histoire a montré qu’il pouvait être aussi bien libéral qu’autoritaire.
À cet égard, la phrase d’Édouard Philippe, alors Premier ministre, prononcée lors de l’annonce du passage à la seconde étape du déconfinement – « la liberté, enfin va redevenir la règle, et l’interdiction constituera l’exception » – résonne de façon ambiguë : elle montre un attachement indiscutable à l’État de droit, mais elle traduit aussi une dérive de la pensée politique dans une période où, à ce que l’on sache, l’ordre constitutionnel n’a jamais été suspendu. C’est dans son cadre précis, comme pour toutes les situations de ce type, que l’état d’urgence sanitaire a été proclamé. La liberté demeurait donc au cœur de notre esprit des lois et les atteintes qui lui étaient portées devaient être très précisément justifiées et proportionnées. Le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel, après un étrange moment d’« autoconfinement », sont d’ailleurs venus le rappeler à l’exécutif en termes très clairs en matière de liberté religieuse et de traçage informatique.
Dans la période qui s’ouvre, les contre-pouvoirs institutionnels vont être amenés à jouer un rôle décisif. Mais ce sera, en libéralisme bien compris, avant tout celui de la société civile. Encore faudra-t-il tenir compte, dans ce « monde d’après », de l’enseignement le plus inquiétant et le moins évoqué de cet épisode dramatique : la rapidité, évidemment motivée par la peur, avec laquelle un peuple est prêt à suspendre ses propres libertés. Spinoza l’avait déjà admirablement diagnostiqué dans son Traité théologico-politique, qui peut se lire comme un vaste traité pour maîtriser la peur, sous tous ses visages : peur politique de la répression, peur religieuse de la damnation et, alimentant les deux, la peur suprême, celle de la mort.
Ce texte a été rédigé le 26 mai 2020, actualisé et publié le 20 juillet 2020.