La situation peut conduire à des ruptures qui provoqueraient un effondrement de notre appareil d’État
10 décembre 2018
Dominique Reynié dans L’Opinion le 10 décembre 2018
Professeur de science politique, auteur de nombreux ouvrages sur le phénomène populisme, Dominique Reynié est le directeur général de la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol), proche de la droite modérée. Il a récemment dirigé l’ouvrage Où va la démocratie (Plon, 2017).
Après le temps de la remise en ordre, quelle forme peut prendre la sortie politique de la crise ?
C’est la bonne question. Le problème est qu’il est possible que nous n’ayons pas de réponse. La situation que nous vivons est très dangereuse. Elle peut conduire à des ruptures économiques puis sociales qui provoqueraient un effondrement de notre appareil d’Etat, profondément dégradé. Dans ce cas, nous irions vers une crise majeure qui conduirait rapidement à une crise de régime, avec des effets désastreux sur l’Europe, l’euro et donc le patrimoine des Français. Nous avons tous entendu des appels des Gilets jaunes, mais aussi de leaders politiques comme Jean-Luc Mélenchon ou Marine Le Pen, pour une constituante, une dissolution, un référendum, voire pour la démission d’Emmanuel Macron. Je ne crois pas non plus qu’une remise à plat de notre mode de scrutin serait une solution. Cela passerait par les partis traditionnels et aboutirait à une cartellisation des sièges au Parlement. D’ailleurs, La France insoumise comme le Rassemblement national ont nettement échoué lors des élections législatives. Ces recours institutionnels évoqués depuis la semaine dernière ne mèneraient à rien. Quelle que soit la nouvelle équipe, le problème de la France resterait le même : comment diminuer les prélèvements obligatoires pour rendre aux Français qui le demandent du pouvoir d’achat sans modifier l’organisation et le fonctionnement de l’Etat ?
Le problème n’est pas récent…
Non, nous sommes au bout d’un cycle historique qui a commencé avec Valéry Giscard d’Estaing en 1974 : confronté au choc pétrolier et à la première augmentation du chômage, et pour ne pas perdre les élections, il a laissé filer le déficit public. Depuis, aucune majorité de droite ou de gauche n’est revenue sur cette culture de l’indécision qui consiste à faire financer par les Français l’absence de courage devant les réformes nécessaires en accumulant au fil du temps et des mandats les hausses de prélèvements obligatoires. Je rappelle qu’en 1959, nous étions à 30 % de prélèvements obligatoires et nous sommes à 48 % aujourd’hui. De même, la dette publique représentait alors un peu plus de 30 % du PIB quand nous atteignons 100 %. Le choix a été fait de financer ainsi, d’une manière que les gouvernants pensaient indolores, l’absence des réformes dont ils craignaient les effets électoraux. L’euro a de ce point de vue un effet anesthésiant. François Mitterrand avait pris le tournant de la rigueur sous la pression du système international. A partir de 1995, l’inclination des Présidents à laisser le suivant s’occuper des réformes a été encouragée par la protection de l’euro. C’est le triomphe de la culture de l’indécision. Emmanuel Macron hérite de tout cela. Mais cela nous rend dépendant de l’évolution des taux d’intérêt. Nous pourrions aller vers une situation à l’italienne si les décisions prises inquiètent nos prêteurs. Si on regarde la situation froidement, on peut voir qu’il est possible de réduire la dépense publique progressivement et méthodiquement, de réduire la pression fiscale, en redonnant ainsi du pouvoir d’achat aux classes moyennes, de penser en termes de justice, c’est-à-dire aussi de récompenser le mérite, de procéder à des réglages, etc. Tout ce que les prédécesseurs n’ont pas fait. Le problème est que cela prendra du temps et, malheureusement, cela ne peut pas donner lieu une annonce claire et spectaculaire.
C’est le grand paradoxe du moment : non seulement les Français ne veulent plus de nouveaux impôts et probablement toujours pas de réduction de la dépense publique, mais ils ne voient pas non plus qui pourrait les tirer de ce mauvais pas
Quelles seraient tout de même les réponses à apporter à court terme aux Gilets Jaunes ?
On aurait tort d’oublier la raison initiale de cette colère : le ras-le-bol fiscal. Ce n’est pas un hasard si les Gilets jaunes ont commencé par bloquer des ronds-points, l’un de symboles les plus visibles de la mauvaise utilisation de la dépense publique. Dans un sondage Ifop pour NoCom paru dimanche dans le Journal du Dimanche, il est intéressant de noter que les Français se disent très majoritairement pour la suppression de la taxe sur les carburants, qu’ils approuvent la suppression de la taxe d’habitation mais qu’ils sont aussi contre la limitation à 80 km/h de la vitesse sur les routes départementales. Ils ne veulent plus de taxes qui les appauvrissent et en ont assez de ces mesures qui leur compliquent la vie. Pour les Français, l’Etat est devenu une caricature, une machine à produire de plus en plus de taxes et de règlements, de moins en moins de services publics et de liberté. Les protestations antifiscales sont des révoltes politiques. Ce que nous vivons aujourd’hui, c’est plus qu’un affrontement entre le peuple et les élites, c’est un conflit entre la société et un Etat qui donne le sentiment de n’avoir plus d’efficacité sinon pour lever l’impôt. Mais ce conflit qui est entré dans le dur en prenant la forme d’une opposition non seulement d’opinion mais aussi de rue. Ce qu’annoncera Emmanuel Macron ne peut sans doute pas résoudre ce conflit largement hérité puisqu’il pose la question de notre modèle social. Il faudrait qu’il sache parler de l’intérêt général, qui va au-delà des intérêts particuliers et des petites compétitions au sein de la classe politique, mais la parole politique n’est guère audible pour l’instant
Pensez-vous que Marine Le Pen soit en train de récolter les fruits de la colère ?
Je crois qu’elle n’est pas encore crédible. Il reste les traces de son débat calamiteux de 2017, le souvenir de son opposition à l’euro auxquels les Français demeurent profondément attachés, non par conviction politique mais par intérêt personnel bien compris. Marine Le Pen et son programme inquiètent les Français plus qu’ils ne les font espérer. C’est le grand paradoxe du moment : non seulement les Français ne veulent plus de nouveaux impôts et probablement toujours pas de réduction de la dépense publique, mais ils ne voient pas non plus qui pourrait les tirer de ce mauvais pas. C’est cette incroyable conjonction qui doit nous inquiéter particulièrement.
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