L’éloge du magasin : contre l’amazonisation
Farid Gueham | 14 avril 2020
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Heidi Fin
« Retail apocalypse. Cette expression désigne la vague de fermetures d’un grand nombre de magasins aux États-Unis depuis une dizaine d’années. En France, le mouvement n’a pas la même ampleur mais l’essor du e-commerce concurrence les ventes « physiques » et contribue à faire progresser la vacance commerciale en centre-ville et dans certaines galeries marchandes. (…) En dépit de la digitalisation des courses, de la remise en cause de la distribution de masse et de l’apparition de nouvelles normes de consommation, le magasin demeure un lieu d’approvisionnement central ». Pour Vincent Chabault, sociologue, chercheur et enseignant à Sciences Po, internet n’a pas sonné le glas du magasin. Au-delà du service marchand, le commerce de proximité est également un lieu de socialisation, assumant d’autres fonctions qui, pour l’auteur, sont autant de garants de sa survie. Entre rôle symbolique et utilité pratique, quelle est la part d’originalité qui permettra au magasin de mieux s’engager sur le virage de la révolution numérique ?
Retail apocalypse ?
« Le scénario semble déjà écrit. L’essor du e-commerce depuis la fin des années 1990, et plus particulièrement depuis le milieu des années 2000 avec l’accès à l’Internet haut débit, condamne le magasin comme format commercial. La retail apocalypse, observée depuis une dizaine d’années aux États-Unis et au Royaume-Uni, dévaste progressivement les magasins au fur et à mesure que les transactions sur Internet prennent de l’ampleur ». La révolution de la consommation qui a touché le monde anglo-saxon, affecte la France à moindre mesure. Dans les années 50, la grande distribution était encore en position de force. La révolution numérique devait bouleverser notre consommation, dans tous ses aspects de la transaction : de l’information, à l’acquisition. « Ce phénomène a des effets réels sur l’emploi, l’attractivité des centres-villes et la viabilité des centres commerciaux, mais également sur les normes d’achat. Au-delà du mode d’approvisionnement en ligne, l’« amazonisation » désigne l’apparition progressive d’une culture marchande produite par l’accoutumance aux plateformes », précise Vincent Chabault. Notre consommation s’articule désormais autour du triptyque de l’immédiateté, de l’exhaustivité et de la compétitivité du prix.
La fonction sociale du magasin.
« Pour Marc Filser et Véronique Plichon, spécialistes reconnus des systèmes de distribution, la fonction d’approvisionnement du point de vente se complète d’autres missions non exclusivement économiques, que Zola avait déjà identifiées dans Au Bonheur des Dames (1883) lorsqu’il décrivait l’atmosphère du grand magasin : lieu de vie sociale, de découvertes, de recherche d’informations, de promenade et de détente ». Un commerce est donc un lieu de socialisation, remplissant une fonction d’animation et d’intégration communautaire. Le magasin s’inscrit dans une expérience. Comme le rappelle Vincent Chabault, se rendre dans un magasin bio, s’est aussi affirmer des convictions. Ainsi, lorsque la firme Amazon rachète en 2017 les magasins de la chaine Whole Foods Market, elle va au-delà de la seule offre de produits. Elle adhère à des valeurs : l’agriculture locale et raisonnée, le commerce équitable et le respect du droit des animaux.
Le centre commercial : se promener pour exister.
« Apparus dans les années 1990 aux États-Unis, les malls sont les héritiers des passages et des galeries bâtis au XIXe siècle dans des villes comme Paris, Bruxelles ou Milan. Ce format commercial (…) joue un rôle majeur dans la structuration de styles de vie homogènes portés par une vaste classe moyenne. (…) Le centre est un lieu de promenade, un passe-temps, mais aussi un espace où se définissent des identités aussi bien pour des personnes âgées que pour des jeunes Saoudiennes ». Comme l’illustre la sociologue Amélie Le Renard dans une étude menée sur les centres commerciaux de Riyad, la fréquentation du shopping mall, lieu clos et sécurisé, va bien au-delà de la fonction d’approvisionnement ou de la transaction marchande. Le centre commercial est le lieu de l’extraction d’un contexte de ségrégation des genres qui estompe, sans les effacer totalement, les classes, « un lieu de construction identitaire et d’émancipation vis-à-vis d’un pouvoir religieux et familial », précise Vincent Chabault.
Le Bon Coin, la rencontre après l’écran.
« La croissance des ventes sur Internet concurrence les magasins, mais ne remet pas en cause le besoin de relation, exprimé par les consommateurs, que les transactions marchandes garantissent. Telle est finalement la leçon que l’on peut tirer du succès stupéfiant de la plateforme de petites annonces Le Bon Coin, ouverte en 2006 ». Le succès du Bon Coin interroge sur le sens d’une forme hybride de transaction, à la fois dématérialisée et ancrée dans la proximité et l’échange. La plateforme qui comptabilise au 1er janvier 2019 27 millions, conduit à interroger le sens que revêt cette forme de commerce qui allie innovation technologique et relations entre particuliers. Pour la sociologue Dominique Pasquier, les usages et la consommation en ligne de la population en zone rurale présente aussi quelque spécificités dans les motivations. « La fréquentation de ces sites n’est pas motivée par la découverte d’une bonne affaire. Elle ne s’accompagne même pas toujours d’une recherche précise. On va sur Le Bon Coin comme on se promène dans un centre commercial », précise-t-elle.
Un besoin de lien social à l’ère numérique.
« Pour le sociologue Alain Caillé, l’engagement des usagers sur la plateforme révèle le souci de retrouver des relations de personne à personne. Le Bon Coin est devenu un outil numérique pour reconstruire du lien même si les rencontres sont fugaces. À l’image des vide-greniers ou des bourses aux vêtements, Le Bon Coin et les achats qu’il structure créent un lien évident avec les individus qui ont porté ou utilisé les affaires qu’ils vendent ». Et de la même façon, le point relais est l’occasion de valoriser un commerce situé dans une zone enclavée, une rue isolée.
Pour Vincent Chabault, Les magasins ne sont pas morts : un constat à contre-courant du discours alarmiste du « retail apocalypse », dont l’expert américain Steve Dennis se fait le chantre. Loin de l’anéantir, le commerce en ligne agit comme un révélateur, celui de la fonction sociale essentielle du commerce pour les consommateurs.
Farid Gueham
Consultant secteur public et contributeur numérique et innovation auprès de la Fondation pour l’innovation politique. Il est notamment l’auteur des études Vers la souveraineté numérique (Fondation pour l’innovation politique, janvier 2017) et Le Fact-Checking : une réponse à la crise de l’information et de la démocratie (Fondation pour l’innovation politique, juillet 2017).
Pour aller plus loin :
– « Leboncoin : c’est devenu un outil pour reconstruire du lien », lemonde.fr
– « Dans les classes populaires, la vie privée relève moins de l’individu que du groupe », linc.cnil.fr
– « Genre, classe, nationalité et accès des femmes aux espaces publics à Riyad », Le Renard, Amélie, Sociétés contemporaines, vol. 84, no. 4, 2011, pp. 151-172.
– « En rachetant Whole Foods, Amazon fait une incursion fracassante dans le commerce physique », lemonde.fr
– « Comment la révolution digitale bouleverse les modes de consommation », lesechos.fr
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