Les compagnies pétrolières continuent à produire en dépit de la crise climatique

Ricardo Abramovay | 18 mars 2020

Les inondations qui ont paralysé et meurtri São Paulo à la mi-février ainsi que les pluies torrentielles meurtrières qui ont privé 50 000 personnes de leur habitation à Espírito Santo et dans le Minas Gerais fin janvier sont appelées à se répéter et à s’intensifier. Les études récemment lancées par McKinsey1, l’un des cabinets de conseil les plus respectés au monde, mettent en garde contre les impacts tangibles du changement climatique, mais personne ne peut prédire exactement quand et où des « événements météorologiques extrêmes » se produiront. Selon les recherches menées par des experts scientifiques en paléoclimatologie qui reconstituent et étudient le climat des ères précédentes, le réchauffement de la planète est le plus élevé depuis soixante-cinq millions d’années. Depuis 1880, la température moyenne de la planète a augmenté de 1,1°C et tout indique qu’elle augmentera inexorablement, jusqu’à atteindre + 2,3°C d’ici à la fin du XXIe siècle. Par conséquent, les vagues de chaleur mortelles, les précipitations extrêmes, les ouragans, les sécheresses et l’élévation du niveau de la mer vont de plus en plus s’inscrire dans notre quotidien.

Notes

2.

Voir International Energy Agency (IEA), The Oil and Gas industry in Energy Transitions, janvier 2020 (www.iea.org/reports/the-oil-and-gas-industry-in-energy-transitions).

+ -

Selon le rapport de McKinsey, les systèmes socio-économiques seront affectés dans cinq dimensions fondamentales. La première d’entre elles est la capacité à vivre et à travailler. En Inde, par exemple, les vagues de chaleur mortelles (celles où, pendant trois jours, la température est supérieure à la possibilité de survie d’un être humain à l’ombre) vont connaître une augmentation de fréquence de 14 %, mettant en danger 310 millions de personnes d’ici à 2030. Aujourd’hui, seuls 10 % des Indiens ont la climatisation. Les quatre autres dimensions concernent l’alimentation (sujette à la sécheresse et aux inondations), les biens matériels (logement, commerce et transports dans les régions côtières), les infrastructures (il suffit de penser à l’Avenida dos Andradas, à Belo Horizonte lors des récentes inondations au Brésil) et le capital naturel (glaciers de l’Arctique, forêts tropicales).

Les stratégies actuelles ne sont pas assez affûtées pour faire face à ces problèmes, dont les impacts tendent à être plus importants encore dans les pays les plus pauvres, comme le montrent les travaux de McKinsey. La quantité de gaz à effet de serre d’ores et déjà libérée dans l’atmosphère fait du réchauffement climatique une tendance inévitable. Même si, par miracle, les émissions cessaient aujourd’hui, l’augmentation de la température moyenne de la planète atteindrait + 1,5°C. Puisque nous sommes loin de cette interruption, le rapport préconise que les systèmes décisionnels (privés et publics), qu’il s’agisse des administrations municipales ou des marchés financiers, soient guidés par cette tendance. L’expérience passée est de moins en moins utile pour guider les décisions futures en raison des incertitudes liées aux répercussions localisées des phénomènes météorologiques extrêmes.

Prêcher dans le désert

Le rapport de McKinsey est entièrement axé sur l’urgence à s’adapter à la crise climatique contemporaine, surtout au niveau des infrastructures urbaines, de la sélection des territoires habitables et de la répartition des propriétés sur ce territoire ainsi que sur l’incidence des risques physiques liés au réchauffement climatique sur les actifs financiers et les politiques des compagnies d’assurances. Mais toutes ces mesures peuvent s’avérer vaines si l’on ne fait pas un effort considérable pour décarboniser l’économie mondiale. Et, à cette fin, le rapport pose une question décisive : combien le système économique peut-il encore émettre pour que l’augmentation de température moyenne de la planète ne dépasse pas + 2°C au cours du XXIe siècle ? Quel est le budget carbone nécessaire pour éviter que les services fournis par le système climatique ne s’effondrent ?

Pour les chercheurs qui publient dans les plus grandes revues scientifiques du monde, la réponse est claire : pour avoir une chance de limiter l’augmentation de la température moyenne de la planète à + 2°C, nous pouvons encore émettre 1 000 gigatonnes de gaz à effet de serre. Si, comme l’Accord de Paris sur le climat signé en 2015 le stipule, on considère qu’il ne faut pas dépasser les + 1,5°C, les émissions devront être encore inférieures : 480 gigatonnes. Un total de 1 000 gigatonnes correspond au maintien de ce que le monde émet aujourd’hui sur les vingt-cinq prochaines années. La limite de 480 gigatonnes nécessiterait une réduction des émissions à zéro en douze ans.

Si ces limites ne sont pas respectées, le risque de transformer la planète en serre surchauffée augmente considérablement. Plus les émissions sont importantes, plus l’Arctique se réchauffe et peut libérer un gaz qui se trouve dans ses profondeurs, le méthane, dont l’impact sur le système climatique est encore plus destructeur que celui issu de l’énergie fossile.

Arrêtons de tout brûler

C’est bien à la lumière du contexte actuel que les informations contenues dans un autre rapport tout aussi récent de l’Agence internationale de l’énergie (AIE)2 deviennent alarmantes. La production d’énergie fossile par combustion est la principale responsable des émissions de gaz à effet de serre. Le pétrole et le gaz représentent à eux seuls 42 % de tout ce que l’économie mondiale émet. Parmi ces 42 %, 9 % sont émis lors de l’extraction du pétrole et du gaz, et 33 % lors de son usage, principalement pour les déplacements des personnes et des marchandises. Bien que l’agriculture et la déforestation demeurent des sources importantes d’émission de gaz à effet de serre, la combustion fossile en est la principale composante.

Une question se pose alors : quels sont les efforts engagés par les entreprises chargées de l’approvisionnement en pétrole, en gaz et en charbon pour éviter que les produits qu’elles offrent à la société détruisent le système climatique ? La réponse de l’AIE ne peut pas être plus choquante : ces efforts sont minuscules. Plus de 99 % des investissements des compagnies pétrolières et gazières portent sur les produits qu’elles ont toujours proposés. Malgré toute la rhétorique publicitaire autour de l’« énergie intelligente », de l’engagement pour l’avenir et des sources d’énergie renouvelable, ces entreprises contribuent de manière décisive à l’aggravation de la crise climatique, au lieu d’aller vers sa résolution. Les énergies renouvelables modernes, du moins jusqu’à présent, sont pour eux quelque chose qui ne fait pas partie de leurs plans stratégiques. Elles représentent moins de 1 % de leur investissement total. Bien sûr, ces entreprises ne sont pas en mesure de cesser soudainement la production de pétrole, de gaz et même de charbon, puisque 80 % de l’énergie dont dépend l’espèce humaine provient encore des combustibles fossiles. Ce qui est frappant, cependant, est le fait qu’elles continuent à planifier l’expansion de leur production comme si la crise climatique n’était pas arrivée à un stade critique.

Il ne fait aucun doute que les combustibles fossiles sont à l’origine de l’extraordinaire augmentation de la richesse et du bien-être matériel qui marque l’histoire du XXe siècle. L’énergie contenue dans trois cuillerées de pétrole équivaut au travail d’une personne pendant huit heures. Son efficacité est impressionnante. C’est en raison de cette efficacité que le monde est devenu complètement dépendant du pétrole, du gaz et même des centrales électriques au charbon. Aujourd’hui, cependant, la crise climatique et les possibilités d’un approvisionnement en énergies renouvelables de plus en plus bon marché rebattent les cartes et placent la société face à l’urgence de la transition énergétique.

La transition ne se fera pas et ne peut se faire d’une seconde à l’autre. Remplacer le parc de voitures et de camions fonctionnant à l’essence et au diesel par des véhicules électriques ou alimentées par des carburants liquides d’origine végétale est une transformation qui prendra du temps. En attendant, la demande de fossiles reste constante et, dans certains cas, augmente. Il n’est pas surprenant que, malgré la crise climatique, les compagnies pétrolières continuent à investir dans ces énergies fossiles car la demande pour leurs produits est forte. Comme le montre l’AIE, le problème est que leurs investissements mènent à une émission de carbone bien supérieure au budget carbone nécessaire pour empêcher l’effondrement du système climatique. S’il est vrai qu’en 2019 ces investissements étaient inférieurs d’un tiers au pic atteint en 2014, ils s’élevaient tout de même à 480 milliards de dollars. Une infime partie de ce total a été consacrée aux énergies renouvelables. Pis encore, selon les projections des grandes compagnies pétrolières mondiales (tant publiques que transnationales) elles-mêmes, nous verrons une augmentation de la demande de combustibles fossiles jusqu’en 2040 au moins. C’est pourquoi elles ont l’intention d’investir à la fois dans les puits existants et dans l’exploration de nouveaux puits, pour un montant qui correspond pour le moins au double des montants du scénario que l’AIE appelle « développement durable ».

Alors que les entreprises ont l’intention d’investir 630 milliards de dollars par an au cours de la période 2021-2025, ce qui porterait l’investissement total entre 2036 et 2040 à près de 800 milliards de dollars, le scénario de développement durable limite l’investissement dans les énergies fossiles à un peu plus de 500 milliards de dollars entre 2021 et 2025, ce qui ramènerait ce montant à un peu plus de 350 milliards de dollars entre 2036 et 2040.

Il s’agit là d’une information clé du rapport de l’AIE. Si le monde parvient à adopter une trajectoire limitant l’intensification de la crise climatique, une immense partie des investissements réalisés et prévus par les compagnies pétrolières et gazières n’auraient tout simplement aucun rendement. Dans un scénario d’expansion de l’offre d’alternatives aux fossiles, pas moins de 900 milliards de dollars seraient tout simplement gaspillés, c’est-à-dire qu’ils n’auraient pas de rentabilité économique. Si les raffineries sont également incluses dans le calcul, ce total pourrait atteindre 1,2 trillion de dollars.

C’est l’une des principales raisons économiques qui a motivé une alliance entre les plus grands fonds de pension et les grandes compagnies d’assurances, avec des actifs de l’ordre de 2 400 milliards de dollars, s’engageant à ce que leur portefeuille d’investissements ne contienne aucun projet à émission d’ici à 2050. De nombreuses initiatives ont été prises tant par les gouvernements – comme l’Union européenne, qui s’est engagée à neutraliser ses émissions d’ici à 2050 – que par les organisations financières – comme le Financial Stability Board (FSB), qui a lancé la Taskforce on Climate-Related Financial Disclosures (TCFD) – pour accélérer la transition énergétique. Ces initiatives sont fondées sur la réduction drastique du prix des énergies renouvelables modernes au cours des dix dernières années et sur un certain nombre d’avancées technologiques qui permettent de tracer un horizon où le bien-être mondial serait de moins en moins dépendant des énergies fossiles.

Le monde de l’énergie fossile d’aujourd’hui vit cependant quelque chose qui nous rappelle la course folle du lapin d’Alice au pays des merveilles : pour que ses investissements soient rentables, il faut sacrifier le système climatique lui-même. Comme personne ne sait combien de combustible fossile l’humanité consommera encore avant d’accélérer sa transition énergétique, chaque entreprise s’efforce de garantir ce qui lui permettra d’avoir sa part du butin, malgré l’évidence que les chances de récolter un butin sont de plus en plus nulles, même pour ses propres actionnaires. Rien qu’en janvier et février 2020, dans le Minas Gerais, à Espírito Santo et à São Paulo, des dizaines de milliers de personnes ont été déjà victimes de cette course folle. C’est le moment où Alice demande au lapin : « Comment sortir d’ici ? » Ce à quoi le lapin répond : « Cela dépend de l’endroit où vous voulez aller… »

Ricardo Abramovay

Professeur à l’Institut de l’énergie de l’université de São Paolo, auteur de Amazônia. Por uma economia do conhecimento da natureza (éditions Elefante/Outras Palavras).

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