Mortelle transparence

27 février 2019

« Quand au diktat de la transparence, s’ajoutent les effets pervers du progrès technique, c’est toute notre vie qui bascule. Peut-on inverser le cours des choses ? Sommes-nous condamnés à l’autodestruction de cette société de libertés que nous avons mis tant de siècles à constituer ? ». Denis Olivenneset Mathias Chichportich analysent cette marche forcée et inconsciente vers une société soumise aux injonctions, souvent absurdes d’une prétendue modernité.

 

La nouvelle servitude volontaire.

 

« Secret Défense, secret des affaires, secret de l’instruction, secret professionnel, secret de la confession, secret médical : tous ont vocation à céder devant le droit de savoir, de plus en plus conçu comme droit absolu ». Le combat pour la transparence reste plus que jamais d’actualité. Pour les auteurs, la menace d’une nouvelle approche moralisatrice de l’information est réelle. Dans une société de trace et de traques, sous couvert d’une dictature de la vertu, l’exigence démocratique de vérité pourrait en fait servir les rêves despotiques les plus fous. Des ambitions soutenues à demi-mots par les gourous de la Silicon Valley, qui conçoivent la vie privée comme une parenthèse de l’humanité. Nous voilà tous juges et procureurs, foule anonyme des forums et des réseaux sociaux, exigeant de savoir tout de chacun, à chaque instant. Une transparence perverse décrite par Orwell dans 1984, où la « police de la pensée » pousse ses investigations jusqu’à la connaissance omnisciente des habitants d’Océania.

 

La conjuration des égos. 

 

« En son temps, Andy Warhol pensait que chacun aurait droit, un jour dans sa vie, à son quart d’heure de gloire. Les réseaux sociaux généralisent la prophétie et le pouvoir accélérateur de la société numérique accentue ainsi un mouvement de « divinisation du semblable ». La contrepartie de cette starisation de chacun est la tyrannie de tous ». Fini l’ère des héros médiévaux et de leurs exploits, fini les stars de cinéma qui faisaient jadis la gloire des studios californiens. Le phénomène des Youtubeurs est une des illustrations de ce renversement de valeurs : le sacre de l’amateur, de la banalité et du quotidien. Ce n’est pas tant que l’individu cesse de s’admirer dans un miroir, « il a posé ce miroir au beau milieu d’une scène de théâtre virtuelle dont le monde entier constitue la salle ». Le sociologue Christopher Lasch y voyait la consécration de la culture du narcissisme : des individus entourés de miroirs, à la fois acteurs et spectateurs d’un monde dans lequel ils cherchent à se rassurer, en donnant d’eux-mêmes une image dénuée d’imperfection. Le selfie est ainsi une des meilleures illustrations de cette tendance : l’individu se forge lui-même vers autrui. Le plaisir n’est alors plus dans le partage mais dans le fait de rendre le monde entier spectateur de soi.

 

Les correspondances en état d’urgence. 

 

« A mesure que les lois antiterroristes se succèdent, les dispositifs d’interception de communication se multiplient. Ravivant l’éternel débat autour de l’articulation entre liberté et sécurité, les évolutions récentes renversent la logique selon laquelle il appartient au juge de justifier le recours à une mesure qui atteint la vie privée d’une personne présumée innocente ». 

Dans un contexte de prolifération de nos traces numériques, conjuguée aux progrès de la surveillance, nous sommes tous concernés. Depuis l’adoption du Patriot Act, les techniques de surveillance dévoilées par Edward Snowden s’inscrivent plus que jamais dans ce sacrifice de la présomption d’innocence sur l’autel de la sécurité. « Bilan : 200 millions de SMS interceptés tous les jours, une capacité à mettre sur écoute l’intégralité d’un pays, l’absorption d’une quantité faramineuse de données circulant dans les câbles sous-marins ».Les enjeux propres à la défense des secrets, notamment dans le cadre de procédures judiciaires ou administratives, sont cruciaux dans un Etat de droit. Le secret est en ce sens, un ultime rempart : nous sommes tous susceptibles d’être confrontés à une écoute téléphonique abusive, ou à l’atteinte de notre présomption d’innocence. Dans ce cas de figure, c’est la transparence qui opprime, et le secret qui protège, rappellent Denis Olivennes et Mathias Chichportich.

 

Alerte sur les lanceurs. 

 

« Prophètes pour certains, dangereux criminels pour d’autres, les lanceurs d’alerte sont au cœur d’un enjeu majeur pour les entreprises. Plaidant pour une communication sans frontière, érigée en modèle des savoirs universels, l’utopie numérique est porteuse d’un projet de société dont la doxa est la transparence ». Dans ce contexte de connexion généralisée, les entreprises sont de plus en plus vulnérables. Les secteurs les plus concernés sont l’aéronautique, l’automobile. En mai 2015, le quotidien allemand Bildrévélait ainsi que les services secrets allemands auraient aidé, pendant des années, la NSA à espionner plusieurs entreprises européennes dont EADS. Et contrairement à l’opinion répandue, les grands groupes ne sont pas les seules cibles d’attaques de sécurité ou de cyberdéfense : les PME, PMI, TPE sont au cœur des préoccupations des services spécialisés, dans la mesure ou elles détiennent des savoir-faire industriels parfois unique, et qu’elles sont le plus souvent mal préparées au pillage de leur patrimoine immatériel. « Selon le syndicat de l’ingénierie et des services informatiques, les cyberattaques ont augmenté de 66% depuis 2009 et 77% touchent des PME », précise Christophe Berthelindans son article « Le rôle de la Gendarmerie dans la protection des flux informationnels », publié dans le troisième numéro de la revue Défis, en 2014.

 

Transparence démocratique ou publicité républicaine ? 

 

« L’exigence de transparence, amplifiée par l’effet accélérateur des nouvelles technologies, s’est mue en idéologie. Née de la surveillance du pouvoir par les citoyens, et donc de l’idéal démocratique, elle le menace aujourd’hui par ses excès. Or c’est justement sur la démocratie que nous comptons pour tempérer lesdits excès ». Nous sommes ainsi dans l’ère de la transparence injonction. Dès lors que chacun est en permanence exposé ; ses actes, ses paroles, ses opinions, scrutés de façon continue, il n’est plus de liberté. Et si la question de la transparence n’était que l’un des aspects visibles d’une crise de la démocratique plus profonde ? Cette idéologie de la transparence a son accélérateur numérique : la révolution digitale accentue la crise du système classique de représentation du pouvoir politique à travers trois ruptures majeures : l’accès gratuit et universel à l’information, l’émergence d’une société en réseaux et enfin la connexion permanente par un flot d’échanges continu. Mais au-delà du procès d’intention, les auteurs appellent à une prise de conscience citoyenne : « La transparence ne mérite ni cet excès d’honneur ni cette indignité. Etre conscient de ses effets pervers ne signifie pas en refuser les bienfaits, bien au contraire. En dénoncer les travers n’a pour nous qu’une seule fin, susciter la réaction des citoyens en défense de leurs droits et de leurs libertés. Puissions-nous contribuer à éviter que d’un bien relatif naisse un mal absolu ».

 

Farid GUEHAM

 

Pour aller plus loin :

 

       « Journalisme : les nouveaux combats : Réguler les GAFA : les défis de l’information démocratique »franceculture.fr

       « Le sacre de l’amateur », Patrice Flichy, seuil.com

       « Le retour des espions »,lepoint.fr

 

 

 

 

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