Notre société sera-t-elle nano-technologique ?
31 mai 2018
« Pourquoi qualifie-t-on les nanotechnologies de « technologies du destin » ? Que nous promettent-elles ? Les nanomatériaux vont-ils inéluctablement nous coloniser ? Mais pourquoi ne pas envisager une relation plus positive entre notre société et ces derniers avatars de la technoscience ? ». Marina Maestrutti est maître de conférences en sociologie à l’Université Paris I-Panthéon Sorbonne. Ses travaux portent sur la santé et l’innovation. Cette démarche transdisciplinaire peut surprendre les défenseurs des sciences dures, elle n’en est pas moins sincère. « Mon intérêt, depuis mes études de philosophie, a été de réfléchir à la place et au rôle que nous attribuons aux technologies dans nos vies individuelles et collectives, et plus généralement au sens que nous donnons à l’idée de progrès technique »,précise l’auteur.Car la relation entre l’innovation technoscientifique et la société, est généralement pensée selon un schéma simplifié, articulant science, technologie et société. Les sciences humaines et sociales (SHS) sont généralement sollicitées afin d’accompagner la démarche des scientifiques, ou des industriels, « en vue de favoriser l’acception sociale des nouvelles technologies ». Mais qu’en sera-t-il, si l’accélération du rythme de l’innovation devenait telle, que la société ne parvenait plus à suivre la cadence, condamnée au retard infini d’une marche forcée.
Qu’est-ce que les nanotechnologies ?
« Le développement actuel des nanosciences et des nanotechnologies mobilise et recouvre un large spectre de domaines et de disciplines scientifiques (…) On parle de nanosciences à propos des études scientifiques, des phénomènes et des objets à l’échelle nanométrique, qui se caractérisent par l’expression de la propriété très spécifique de la matière ». En effet, tous les matériaux d’usage dans la production sont nanostructurés, naturellement, comme le bois, ou artificiellement, comme les vernis ou les verres colorés par exemple. Du point de vue métrique, les dimensions d’un objet nanométrique devraient se situer en dessous de 100 nanomètres. Mais les nano-objets ne se limitent pas à une mesure, les catégories sont beaucoup plus vastes : on parle ainsi de nanotubes ou de nanofils. Par ailleurs, des microsystèmes peuvent contenir des objets ou des surfaces d’ordre nanométrique. Les nanotechnologies posent aussi un problème de définition pour deux raisons principales : la distinction toujours plus floue entre les sciences fondamentales et les spécificités propres aux nanotechnologies.« Dans tous les cas, ce qui caractérise tous ces derniers exemples est le fait qu’on a besoin d’une précision de fabrication de l’ordre du nanomètre, à une étape, ou pour certains composants de la production ». Et dans ce domaine, la recherche pure est toujours plus influencée par une attitude d’ingénierie, qui conditionne les protocoles, les pratiques et les carrières. Les nanotechnologies se positionnent donc au cœur d’une nouvelle relation, entre les connaissances et la manipulation que lasociologie des sciences appelle « technoscience ».
Nouvelles technologies et nouvelles promesses.
« Aujourd’hui, les attentes envers le progrès de la technoscience et les promesses technologiques sont au cœur de la dynamique, qui décide des investissements et oriente la recherche et le développement, au point qu’on parle de « l’économie de la promesse ».Des promesses ambitieuses, poussées au plus haut, afin d’attirer l’attention des financeurs qui seront à même de stimuler des programmes à la fois techniques et politiques, générant de nouvelles demandes, ou l’attente de résultats. Au début du XXe siècle, la foi et les espoirs dans la science et les technosciences se manifeste autour d’une adhésion massive autour de la faculté transformatrice de la machine et de la biologie. Dans cette perspective, l’alliance entre la cybernétique et l’informatique constitue une des dernières grandes utopies du XXe siècle. Un espoir qui trouve une résonnance certaine, dans le discours qui prône un rapprochement entre les nanosciences et les sciences de l’information. Et l’incertitude qui entoure les nanotechnologies, ouvre paradoxalement le champ des possibles : la question se pose enfin de savoir dans quels secteurs concentrer les moyens et les efforts. Mihail Roco, directeur de la Nanolnitiative américaine, propose dans les rapports de la NNI, de penser l’évolution des nanotechnologies en quatre stades successifs. Le premier (…) est celui des nanotechnologies passives, (…) c’est celui du présent, celui des matériaux connus. Le second stade est celui des nanotechnologies actives, celles qui permettent de véhiculer un médicament à un organe ou une partie précise du corps. Les nano-systèmes en trois dimensions, exploitables dans l’électronique ou la robotique, représentent un troisième stade. Enfin, les nano-systèmes moléculaires composent le stade ultime, celui qui permettrait la mise en place de manufactures moléculaires, celles-là même qui ouvriraient la voie à des perspectives d’autoréplication. Si pour certains, ces différentes phases évolutives ne sont qu’une utopique vue de l’esprit, elles sont prises au sérieux par d’autres « les politiques nationales – en France à partir de 2009 avec le programme PNANO, considèrent ces étapes comme une suite logique du développement des nanotechnologies », rappelle Marina Maestrutti.
Et nous dans tout ça : des nanoparticules, des hommes et des débats de société.
« Comment ces technologies sont-elles entrées dans nos vies, et comment vont-elles s’y installer et y demeurer ? ». Le fait est que si la présence et la perception des nanotechnologies dans nos vies restent très abstraites, elles n’en demeurent pas moins une réalité. Elles génèrent également un discours d’inquiétude et d’angoisse, autour d’un futur augmenté, d’une humanité transformée, et des questionnements d’ordre éthique. La recherche scientifique se montre d’ailleurs assez soucieuse de savoir comment anticiper et réagir face aux impacts sociaux de ces évolutions. Mais les scientifiques se sont montrés particulièrement ouverts et proactifs, dans leur volonté d’ouvrir le débat et de faire participer la société, pour une acceptation progressive et naturelle des nanotechnologies : « du point de vue scientifique, un effort a aussi été fait pour associer les disciplines dans des approches de sensibilisation : la toxicologie par exemple, a cherché à apporter un éclairage sur les risques sanitaires liés aux nanomatériaux utilisés, en s’associant au savoir des sciences des matériaux, à leur tour engagées à identifier des approches environnementales pour leurs recherches ». Une démarche d’innovation responsable, qui sans minimiser les risques, s’efforce d’en valoriser les perspectives. Le rapprochement entre sociologie et nanosciences n’a donc rien d’étonnant. La société et les laboratoires interagissent, échangent et se nourrissent mutuellement. « Nos sociétés sont le théâtre des grandes expériences collectives : la technoscience a besoin de nous et nous d’elle. Cette relation n’est pas sans danger ou sans risque », précise l’auteur. Les nanotechnologies sont un projet global qui se caractérise par une vision politique de la recherche et des financements, mais aussi une vision règlementaire et structurelle du débat social. « Les nanotechnologies sont parmi nous, on les surveille, on en débat et nos visions modifieront sûrement les manières dont elles vont être présentes dans nos vies aujourd’hui et demain ».
Farid Gueham
Pour aller plus loin :
– « Notre société sera-t-elle nanotechnologique? », editions-lepommier.fr
– « L’imaginaire et l’organisation – La stimulation de l’innovation technoscientifique par la science-fiction », cultura.com
– « Innovation et internet : « Cycles et rythmes de l’innovation », internetactu.net
– « Nanosciences et nanotechnologies», Pascale Lanois, cnrs.fr
– « Sociologie des sciences », Yves Gingras, puf.com
– « Profession scientifique et instruments politiques »,sciencedirect.com
– « L’avènement de l’informatique et de la cybernétique. Chronique d’une rupture annoncée »,futuribles.com
– « Quels sont les problèmes éthiques soulevés par les nanotechnologies ? »,cnrs.fr
– « Nanotechnologies et paranoïa », slate.fr
Photo by Carlos Irineu da Costa on Unsplash
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