Pour réussir "l'après" : ne pas se tromper sur aujourd'hui

Christophe de Voogd | 18 mai 2020

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Chaises vides sur une place à Essen (Allemagne), le 24 avril 2020. (INA FASSBENDER / AFP)

Quel monde émergera après l’épidémie de coronavirus ? C’est la réflexion à laquelle l’initiative #EtAprès souhaite fournir des éléments de réponse. Le projet #EtAprès voit le jour dans le cadre d’un partenariat éditorial associant le média France Info, la Fondation pour l’innovation politique et Terra Nova. #EtAprès vise à susciter et à partager des idées, à confronter les réflexions sur l’après-crise du Covid-19.

Pour un historien, anticiper l’avenir relève de la gageure, sauf à croire aux bonnes vieilles « leçons de l’histoire ». Les historiens sont en effet d’excellents prévisionnistes du… passé ! Et ils ont suffisamment à faire pour le connaître et tenter de le comprendre. Mais ils sont par là même confrontés, notamment par leur fréquentation de l’immense champ des représentations collectives, à des constantes anthropologiques.

Ainsi du biais de confirmation, étudié par les sciences cognitives et très utilisé par les communicants : nous ne sommes disposés à accepter que les énoncés confortant notre opinion antérieure. D’où les réactions entendues dans le débat actuel et passionné sur la crise sanitaire :

– pour les souverainistes, « c’est la faute à la mondialisation ! » ;

– pour les Verts, « c’est la faute à la croissance ! » ;

– pour les étatistes, « c’est la faute au libéralisme ! » ;

– pour les libéraux, « c’est la faute à l’étatisme ! »…

Alors, à chacun son opinion, et advienne que pourra ? Ce serait une conclusion aussi paresseuse que déresponsabilisante. Car, s’il y a bien chez nous tous des biais cognitifs, certains énoncés restent néanmoins plus fondés que d’autres, et le raisonnement juste ne s’en distingue pas moins du sophisme. C’était pour Aristote la mission même de la rhétorique : distinguer ce qui est probable de ce qui a l’apparence de la probabilité.

Il n’est pas inutile de rappeler cette devise dans la crise sanitaire actuelle, où les énoncés « improbables » ont fusé partout et sur tout : tests, masques, essais thérapeutiques, voire chiffres de mortalité. L’approche comparative a été déficiente dans le temps et dans l’espace, approche pourtant décisive en épidémiologie et en clinique mais également décisive en histoire. C’est ainsi que l’observation de la crise actuelle permet d’écarter les procès faits au libéralisme, à la société de consommation ou au recul de la biodiversité par un seul fait historique massif : la plus grande pandémie de l’histoire, la Peste noire, est survenue au Moyen Âge, au milieu du XIVe siècle, dans des sociétés autoritaires et/ou féodales, vivant en pénurie alimentaire chronique et où la biodiversité se portait à merveille. En revanche, pour un libéral, trois enjeux centraux (loin d’être exclusifs) ont bel et bien surgi de la crise actuelle.

Tout d’abord, le processus de la décision publique : les comparaisons européennes démontrent la supériorité des systèmes décentralisés (et non seulement déconcentrés), dans lesquels les partenariats public-privé sont puissants et où l’innovation est valorisée au lieu d’être suspectée. Le cas allemand en est la démonstration claire.

Ensuite, l’efficacité de la dépense publique : pourquoi donc cette absence de consensus en France sur le fait ultradocumenté que nos services publics ne souffrent pas d’un « manque de moyens » ? Nous avons le record européen de la dépense publique. Nous consacrons l’une des plus fortes parts du PIB à la santé, y compris à l’hôpital. Mais nous présentons aussi le plus fort taux d’encadrement administratif dans tous les services publics. De l’enseignement à la santé en passant par la sécurité, l’argent va donc à la régulation au détriment du « faire ». À quoi s’ajoute l’effet délétère des 35 heures et notre préférence massive pour les prestations sociales, sans équivalent au monde, au détriment des services publics stricto sensu.

Mais, pour un libéral, la question fondamentale de « l’après » demeure la suivante : quel sera le nouvel équilibre entre droits individuels et contraintes du collectif ? Le principe fondamental du libéralisme semble à première vue contredit par l’urgence sanitaire. Et pourtant, il semble plus pertinent que jamais : puisque la liberté (qui, en vrai libéralisme, va toujours de pair avec la responsabilité) est première, elle n’a pas à être justifiée ; ce sont à ses restrictions de l’être.

Ces questions seront-elles au cœur du « monde d’après » ? Ce n’est pas sûr, tant la force des habitudes et la fuite en avant pourraient aussi bien prendre le dessus, comme on l’a vu après la crise de 2008. À moins que la rupture ne soit cette fois-ci trop violente et les déséquilibres trop prononcés, mais la triste alternative pourrait alors être l’entrée dans l’aventurisme politique et économique.