StopCovid : nos données, nos libertés
Farid Gueham | 10 juillet 2020
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Brian McGowan
Dans la nuit du 27 au 28 mai, après l’Assemblée nationale, le Sénat a approuvé l’application StopCovid. Bientôt téléchargeable sur nos smartphones, le logiciel devrait aider à briser les chaînes de contamination au Covid-19. Le feu vert de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) pour le lancement du logiciel a permis de neutraliser les inquiétudes face à l’alternative d’un projet d’application de traçage issu de l’alliance GoogleApple. L’initiative devait-elle rester dans le giron de l’État ? La perspective d’un traçage des personnes contaminées dans le cadre du déconfinement soulève plusieurs questions. Pourtant, les GAFAM se voulaient rassurants, offrant leurs expertises pour une application gouvernementale de traçage opérationnelle.
Le choix d’une application gouvernementale : enjeu de souveraineté
Gage de sécurité offert par les développeurs, l’application devait se limiter aux seules fonctionnalités permises par le protocole d’échange entre deux systèmes d’exploitation. Mais à qui profite l’application ? Aux citoyens, pour qui l’arbitrage entre risque sanitaire et liberté justifierait cette ingérence dans leurs données et dans leurs libertés ? Aux gouvernements, qui peuvent voir dans cette crise sanitaire une brèche afin de retrouver un peu de leur souveraineté numérique ? Dans son étude comparative « Attitudes des citoyens face aux Covid », le Cevipof appelle à relativiser la portée des téléphones portables pour le suivi des déplacements. Alors même que l’application est au centre des débats depuis les annonces du gouvernement, le soutien à cette mesure n’a jamais atteint la majorité des répondants, à la différence d’autres mesures comme le dépistage ou la fermeture des transports.
Face au « traçage », la bonne volonté ne suffit pas
Les applications gouvernementales ont également leurs limites : la technologie Bluetooth, nous dit-on, préserve l’anonymat des utilisateurs dans la mesure où elle ne fait pas appel à la géolocalisation. Le signalement d’une personne positive au Covid-19 ne renseigne pas les citoyens sur son identité. En est-il de même pour les États ? Avant que le choix se porte sur l’application gouvernementale, Google et Apple assuraient qu’il n’y aurait pas de constitution de fichiers et qu’aucune donnée ne serait récupérée. Malgré deux principes fondamentaux dans l’utilisation de l’application, à savoir l’activation volontaire de la fonctionnalité « traçage » par l’utilisateur et sa désactivation en fin de crise sanitaire, des zones d’ombre persistent. La bonne volonté affichée par les États n’est qu’une piètre barrière face à la menace d’un piratage toujours possible.
Les GAFAM n’ont pas su convaincre
S’il faut saluer le volontarisme des multinationales et la mobilisation du secteur privé dans l’effort collectif face à la crise sanitaire, le désintérêt des GAFAM sonnait creux, gonflé par la vacuité de promesses d’éthique et de probité, tour à tour brisées par les scandales de surveillance ou d’optimisation fiscale. L’engagement de Google et Apple d’offrir aux applications officielles des moyens d’action sans aucune ingérence dans la vie privée de chacun n’a pu s’imposer.
Les leçons à tirer de l’urgence
Il ne faut pas dénigrer ou sous-estimer l’utilité et la portée des outils développés par Google et Apple. Le traitement des données relatives à la propagation du virus aurait pu s’avérer précieux : Ryan Calo, chercheur à l’université de Washington, affilié au Center for Internet and Society de l’université de Stanford, a émis des réserves sur l’impact du traçage dans l’incitation à la distanciation sociale. Cependant, la mobilisation de ces mêmes données pour une plateforme de recherche dédiée aux autorités sanitaires aurait pu représenter un véritable atout, complémentaire au dispositif d’enquêtes sanitaires manuelles.
La data : moteur des énergies européennes de demain
Dans une société en réveil, encore étourdie par une économie paralysée pendant plusieurs mois, la data sera plus que jamais une ressource clé d’un avenir à réinventer. Contre la menace du repli national, d’une dissolution de l’Europe et à l’instar du projet de « corona bond », qui permettrait de financer les déficits en compensant la défaillance des membres les plus fragiles par les États les plus solides, les données remplissent une fonction stabilisatrice, en diffusant les outils, les applications et les usages à l’ensemble de l’Union européenne. Ce scénario idyllique ne se déroulera pas sans entraves mais sa perspective ravive la nécessité de délimiter un cadre international des souverainetés, non pas contre, mais avec les GAFAM.
De ce point de vue, l’application StopCovid représente, dans le cadre d’une crise sanitaire sans précédent, une expérimentation intéressante qui met en exergue d’autres fragilités. En interpellant le secrétaire d’État au Numérique sur le périmètre de l’application, la commission des affaires économiques du Sénat appelait l’État à renforcer ses efforts pour réduire la fracture numérique, les inégalités dans les usages, dans les réseaux et dans les territoires en situation de confinement représentant une triple sanction. Le cadre national peine, pour l’heure, à s’affirmer comme l’échelon le plus à même à porter un « New Deal » des usages numériques, comme le souhaite le Sénat. L’Europe, en s’affirmant dans la protection des données, à l’intérieur et à l’extérieur de son espace, gagnerait à s’imposer comme garante des libertés des citoyens et de la souveraineté des États, au lendemain de la crise.