Traces numériques et territoires
Farid Gueham | 25 novembre 2019
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Photo by Werner Sevenster.
« Ces dernières années, les nouvelles technologies ont profondément changé les territoires. Ce qui rend ce changement particulièrement intéressant est le fait qu’il affecte à la fois les territoires dans leurs matérialités et la façon de les étudier et de les gérer. Les médias numériques sont intéressants dans la mesure où toute interaction qui les traverse laisse des traces qui peuvent être enregistrées, analysées et visualisées ». Marta Severo, maître de conférence et Alberto Romele, chercheur en philosophie à l’Université de Lille 3, nous offrent une réflexion partagée sur l’emploi des traces numériques dans les études territoriales, dans une analyse sur trois niveaux. Les méthodes digitales de traitement des données, la rencontre de ces traces numériques avec les territoires, et enfin les rapports entre traces numériques et espace. « Aujourd’hui, le décideur public doit intégrer les données traditionnelles aux nouvelles données générées, selon une approche bottom-up, par les acteurs du web 2.0 ». On assiste ainsi à l’avènement d’un nouvel impératif participatif dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques territoriales.
La trace, les méthodes et les données.
« Parmi les débats actuels se pose la question de l’harmonisation de la recherche en sciences politiques et sociales avec l’ère du numérique. Comment faire face aux défis que posent Internet et le numérique, notamment les données désormais accessibles en ligne, à la recherche ? ». Lorsque l’on s’intéresse aux big data, on ne peut ignorer le vaste débat sur la pertinence d’analyser ou non les données personnelles. Le traitement de ces données à valeur personnelle soulève également un sujet d’ordre éthique : la solution de l’anonymat ne convient pas forcément ; la technique du « cloaking », technique de « dissimulation », ou plus simplement, de « pseudonymisation », permet de remplacer les vrais noms par des références et ainsi, de dépersonnaliser l’information. Car les big data peuvent être commercialisées : de nouveaux marchés se développent. Pour accéder aux données historiques de twitter fournies par Gnip ( lui-même détenu par twitter ), il est possible de soucrire un abonnement, ou de déposer des demandes ponctuelles sur des collections de tweets.
L’identité comme base de données.
Dans sa contribution « identité personnelle et culturelle à l’ère de la mise en données du monde », Jose de Mul, professeur de philosophie à l’Université Erasmus de Rotterdam, précise les contours de la notion d’identité. Ses racines étymologiques remontent au concept latin identitas, lui-même dérivé du mot latin « idem » : le même. La continuité spatiale, physique et psychique caractérisent également le concept d’identité. Troisième aspect crucial du concept d’identité : son unité numérique et sa continuité spatio-temporelle. « L’analyse de l’identité comme base de données montre que ce nouveau type de construction identitaire est plutôt ambigu et ambivalent. Les identités de base de données semblent parfaitement s’accorder avec l’hypermobilisation et la flexibilisation qui caractérisent la culture postmoderne », souligne Jose de Mul. A travers notre usage des réseaux sociaux, nous sommes des « constructeurs construits », engagés dans une aventure de productivité et de créativité relationnelles et réciproques.
Rencontre entre traces numériques et territoires.
« Lorsque le numérique saisit le territoire, il ne le fait jamais de façon univoque. Une « politique numérique » qui se projette sur un territoire ne peut que renforcer la définition classique du territoire, qui se résume à la projection d’un pouvoir sur un espace défini par des frontières et approprié comme idéologie ». Pour les décideurs politiques, numériser les territoires signifie le plus souvent équiper un territoire physiquement, par des réseaux techniques, en les finançant, ou en les administrant directement. Les réseaux sont évoqués dans des logiques d’ « aménagement », on parle également « d’autoroutes de l’information », et comme l’organisation administrative de la France, ils s’inscrivent dans une dichotomie entre pouvoir central et territoires. Ce montage asymétrique ne tient plus guère et ce n’est pas le numérique qui le rend incertain, dans la mesure où nous assistons en fait à la disparition des centres. Cet effacement des centres ne veut pas dire disparition des sujets, mais émergence de circulations nouvelles.
Spatialités algorithmiques.
« Les traces numériques sont éminemment spatiales. Elles rendent compte de la dimension spatiale de l’action, comme autant de témoignages de ce qui a lieu. Plus que l’espace, ce sont d’ailleurs les spatialités qui intéressent les sciences sociales, c’est à dire non seulement les caractéristiques de la dimension spatiales d’une réalité sociale, mais aussi l’ensemble des actions spatiales réalisées par les opérateurs d’une société ». L’enjeu principal des traces numériques, est un enjeu de visibilité et l’individualisation des traces permet en effet de désagréger la spatialité pour en saisir les composantes individuelles, mais aussi leur temporalité et leur déploiement. Des recherches récentes et des travaux très innovants, contribuent à une meilleure lisibilité de l’environnement urbain et plus précisément de son inégale pratique par les individus. « Elles proposent des représentations originales et souvent inédites de l’espace urbain, le révélant au travers de pratiques singulières ( déplacements, prise de photos, partage, historique de lieux fréquentés ) ».
Reconfiguration des pratiques participatives.
La création de « Carticipe », projet militant construit sur un modèle ouvert propose un environnement en 2D à partir de l’interface Google Map. « Le premier choix effectué est donc de spatialiser le débat public dans un environnement en deux dimensions à partir d’un support cartographique issu de Google. D’autres plates-formes, par contre vont proposer d’évoluer dans un environnement 3D et de visualiser des évolutions du design urbain à l’image de la plate-forme « Bétaville » (Douay, 2014) ». Ce type d’application permet le débat, l’échange, l’organisation de relations sociales, l’articulation de propositions. Des plateformes qui encouragent plus à être partenaire constructif qu’opposant. Ces applications questionnent enfin la place des institutions et des collectivités dans le débat public : « l’enjeu étant de faire du numérique une ressource supplémentaire au service de politiques publiques plus inclusives », concluent les auteurs.
Pour aller plus loin :
– « Traces numériques et territoires », pressedesmines.com
– « Enjeux numériques des territoires : le citoyen utilisateur au centre des réflexions », institutmontaigne.org
– « Mooc : identité numérique – ENS Cachan », fun-mooc.fr
– « Reconfiguration des pratiques participatives : le cas « Carticipe », researchgate.net
– « Carticipe : au service de la démocratie participative », demainlaville.com
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