« La Turquie et les autres Etats de l'Europe : la géographie humaine du rapprochement reste à inventer »
Franck Debié, directeur général de la Fondation pour l’innovation politique, participait le mercredi 4 octobre 2006 à la conférence « Défis mondiaux de l’Europe et de la Turquie », co-organisée avec TÜSIAD, organisation patronale turque, à la Maison de la Mutualité (Paris). Voici le discours qu’il a prononcé à cette occasion.La Fondation pour l’innovation politique est indépendante. Elle est faite pour poser les questions qui dérangent. Aussi n’ayons pas peur de sortir aujourd’hui de la langue de bois et des compliments réciproques. Il ne faut jamais sous-estimer les difficultés inhérentes à tout changement, à tout processus de négociation : il y a toujours des retards, des tensions, des gestes maladroits, des considérations tactiques à court terme qui ne doivent pas faire oublier les objectifs finaux. Mais il ne faut pas nons plus sous-estimer l’avenir. Surtout lorsqu’il s’agit de processus qui vont s’étendre sur une génération, comme les négociations d’adhésion entre l’Union européenne et la Turquie. Il existe en effet une grande capacité des sociétés à changer d’elles-mêmes ; elles le font souvent de manière invisible.
C’est en ayant ces principes et ces réalités à l’esprit que nous travaillons à la Fondation.
C’est dans cet esprit que j’aborderai le thème ambitieux que vous nous proposez. Je suis géographe. Je vous propose donc quelques réflexions de géographe sur les relations entre la Turquie et le reste de l’Europe dans le monde à venir.
La question de l’échelle, d’abord
Nos grands États-nations européens, la Turquie, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la France, sont-ils encore à l’échelle du monde qui vient ? On peut sans doute poser la même question pour l’Union européenne elle-même. Adhésion de la Turquie ou pas, elle mérite d’être posée à Paris, à Berlin et à Ankara. Ma réponse est « Oui ».
Pour beaucoup, il n’est pas de salut en dehors des États-continents. Si l’on n’est pas la Chine ou les États-Unis, on n’est rien. C’est là, au sens propre, une pensée grossière. Le poids que l’on pèse dans le monde ne se mesure pas à la taille de la surface que l’on a sur les cartes.
Nos citoyens savent bien que repousser les frontières de l’Union européenne ne suffit pas à la rendre plus puissante.
Chacun le sait, nos États-nations gagnent en cohérence, en capacité de décision et d’action ce qu’ils perdent en étendue. On pèse sur le monde à mesure qu’on attire à soi et qu’on agit. C’est à leur civilisation, à leur vie intellectuelle, à leur capacité d’agir au plan militaire et diplomatique que nos États, et aussi l’Union qu’ils ont formée entre eux, doivent leur poids dans le monde.
Alors, oui, nos États peuvent rester des puissances politiques à l’échelle du monde de 2020, mais à une condition : celle de ne pas rester seuls. Nos États-nations ont d’abord besoin d’alliés, et d’alliés solides, dans le monde qui vient. La France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne ne trouveront pas beaucoup d’alliés de leur taille, aussi solides, aussi disponibles, aussi engagés que la Turquie. Notre responsabilité est de le redire. Nous avons besoin de la force de la Turquie.
La Turquie est notre indéfectible alliée dans l’OTAN. Elle est aujourd’hui également notre alliée dans l’OMC, elle fait partie du Groupe des 33, elle défend les mêmes positions que nous sur les biens manufacturés, les services, l’industrie. Nous partageons la même vision au sein de la Banque mondiale et du FMI. La Turquie oeuvre, aux côtés des Européens, pour une harmonisation des normes comptables qui ne soit pas une simple duplication des normes américaines. Nous verrons peut-être la concrétisation de ces efforts lors du prochain Congrès mondial d’Istanbul, en novembre 2006.
La Turquie est attachée comme nous à l’ONU. Elle a soutenu les efforts du Quartet pour la paix au Proche-Orient. Elle a répondu présent pour consolider le cessez-le-feu au Liban, comme elle s’était engagée aux côtés des Européens en Bosnie, en Albanie, au Kosovo…
De son côté, la Turquie ne trouvera pas beaucoup d’alliés de sa taille, capables de lui proposer une alliance équilibrée et fondée sur les mêmes principes de progrès. La Turquie peut-elle imaginer de tourner le dos à l’Allemagne, à l’Italie, à la France pour aller jouer jeu égal avec la Russie, l’Iran, la Chine ? Les responsables de la société civile turque doivent dégonfler ces chimères géopolitiques.
Nous n’avons d’avenir qu’en commun.
C’est pourquoi nous ne devons pas laisser les inévitables tensions liées aux négociations pour l’adhésion future à une Union, qui est aujourd’hui en plein chantier, faire oublier l’utilité immédiate de nos alliances actuelles et éroder le capital de confiance mutuelle qui en résulte.
La question de la distance, ensuite
D’où vient la distance que les peuples perçoivent entre la Turquie et les autres États de l’Europe ?
De l’histoire récente ?
Non : la Turquie est infiniment plus proche des États de l’Europe occidentale que tous les pays qui ont été durablement dans l’orbite de l’empire soviétique : l’Ukraine, la Biélorussie, la Moldavie, les États du Caucase. Les Turcs ont connu comme nous l’économie de marché, la culture de consommation, le rêve américain, l’impératif de défendre le monde libre.
De l’histoire plus ancienne ?
Peut-être davantage : nous ne voyons pas souvent les Turcs apparaître dans nos manuels d’histoire en Europe de l’Ouest. Notre histoire est surtout faite de batailles vicinales. Cependant, dans la mémoire profonde, celle du temps long, des cultures matérielles, des échanges, l’Empire ottoman est à chaque page. Dans l’histoire de la Méditerranée, de l’Europe centrale et des Balkans aussi. Nous avons parfois été ennemis, mais nous n’avons jamais été séparés. Comment accepter de le devenir davantage dans un monde qui rétrécit ?
De l’islam ?
Nous touchons au coeur du problème. En quête d’identité, beaucoup d’Européens cherchent dans l’islam la figure de l’Autre. Beaucoup d’Européens aspirent à une société où le religieux soit tenu à l’écart de la politique, où toutes les croyances soient également respectées, où les femmes soient égales aux hommes, où chacun soit libre de ses choix sexuels et conjugaux. Pour eux, l’islam semble être à l’opposé de ce projet. C’est mal connaître l’islam. C’est ne retenir que ses évolutions les plus négatives. C’est juger à la hâte, de manière lointaine et doctrinaire. C’est encore plus mal connaître la Turquie, son projet laïque et la vitalité nouvelle qu’insuffle à ce projet le processus de rapprochement avec l’Union européenne. C’est aussi dangereux pour les États de l’UE eux-mêmes car faire de l’islam le repoussoir qui forge l’identité européenne, c’est refuser à nos concitoyens musulmans, par manque de curiosité et de tolérance, leur double droit à l’intégration et à la différence.
De l’ignorance et du déficit d’échanges ?
Les Français ne connaissent pas assez la Turquie. Le tourisme ne suffit pas à leur en donner une vision exacte. Nos touristes y passent en moyenne trois nuits ! Nous n’avons pas assez de camarades turcs dans nos universités, pas assez de collègues turcs dans nos entreprises. Nous n’avons pas assez d’investissements turcs en France, pas assez d’entreprises turques dans notre pays. Et inversement.
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