
Dominique Reynié : « La révolte des “gilets jaunes” est celle des classes moyennes qui se sentent piégées »
Dominique Reynié, Judith Waintraub | 23 novembre 2018
INTERVIEW – Pour le politologue, directeur général de la Fondapol, le mouvement des «gilets jaunes» montre que la crise de notre système politique atteint un niveau où aucun scénario ne peut plus être exclu.
Pensez-vous, comme l’exécutif, que la mobilisation des «gilets jaunes» n’est pas «massive»?
Dominique REYNIÉ. – Mesurer l’importance de ce mouvement à l’aune du nombre de personnes qu’il met dans la rue serait se tromper de critère, même si, bien sûr, c’est un élément qui compte. Ce mouvement constitue un événement par son caractère spontané: des individus se sont mis en réseau pour le faire émerger ex nihilo dans un espace pourtant saturé de partis, de syndicats, d’associations diverses. C’est un signe de plus que la crise de notre système politique atteint un niveau où aucun scénario ne peut être exclu. Dire aux «gilets jaunes» «vous n’êtes pas très nombreux», c’est un message à éviter absolument, ne serait-ce que par prudence.
Le sentiment d’abandon des classes moyennes n’est pas nouveau, mais jusqu’à présent elles n’allaient pas dans la rue. Pourquoi ce changement?
Comme les classes moyennes ne posaient pas de problèmes, les gouvernants ont trop longtemps pensé qu’elles n’en avaient pas. L’augmentation des taxes sur les carburants les conduit à la révolte parce qu’elles se sentent piégées, la voiture étant indissociable du modèle pavillonnaire qu’elles revendiquaient comme leur idéal. C’était «un monde à soi», avec un certain confort à prix modéré, mais aussi à l’écart de formes de la vie urbaine contemporaine que l’on redoute: les incivilités, une certaine brutalité, les conflits interculturels…
Après une série de mesures comme les fermetures de commissariats ou d’hôpitaux, quelle qu’en soit la pertinence, la hausse du prix de l’essence et du fioul est perçue comme la confirmation que c’est le mode de vie des classes moyennes, leur style de vie, qui est visé. Les «gilets jaunes» sont la première tentative de donner un coup d’arrêt à ce processus de dégradation. Ce ne sera pas la dernière.
Des débordements racistes, antisémites et anti-musulmans, comme homophobes, ont été observés sur le terrain. S’agit-il d’incidents isolés ou de caractéristiques propres au mouvement?
C’est une forme de radicalité qui appartient à une frange de la France en colère mais qui ne représente pas la majorité du mouvement. Si nous n’avions affaire qu’à des minorités radicalisées hyperactives, le symétrique d’une extrême gauche batailleuse et destructrice de vitrines, ce ne serait pas un problème politique mais un problème d’ordre public.
Les «gilets jaunes» peuvent-ils, à votre avis, déboucher sur un mouvement type M5S (Movimento 5 Stelle), qui a pris le pouvoir en Italie avec la Ligue?
Il faudrait déjà qu’ils s’entendent sur des revendications communes au-delà de l’arrêt des hausses de prix du carburant, ce qui me paraît problématique. M5S est certes un fourre-tout, comme les «gilets jaunes», capable d’être très à droite par exemple sur l’immigration et très à gauche sur certaines mesures sociales, mais c’est avant tout le produit de la rencontre entre une personnalité charismatique, Beppe Grillo, et un génie de l’organisation digitale, Gianroberto Casaleggio, aujourd’hui décédé. Cela peut se produire en France, mais jusqu’à présent, des protestations spontanées comme les «pigeons» ou La Manif pour tous n’ont pas eu de traduction politique. En revanche, elles ont provoqué l’érosion des organisations instituées dont le rôle est de représenter et de réguler le conflit social.
Croyez-vous au risque d’une insurrection généralisée?
Le risque de la violence est croissant, mais il disqualifierait aussitôt le mouvement dans l’opinion et provoquerait sa dislocation. En revanche, si le gouvernement n’arrive pas à désamorcer les raisons fondamentales de la crise, les «gilets jaunes» iront alimenter un vote protestataire et, comme ils refusent d’être récupérés par ceux qui ont déjà gouverné, c’est Marine Le Pen qui en profitera en mai aux européennes, malgré ses faiblesses bien connues.
Pas Jean-Luc Mélenchon?
Il a beau se faufiler aujourd’hui aux côtés des «gilets jaunes», il aura du mal à faire oublier qu’au nom de l’écologie, clé de voûte de son programme révolutionnaire, il voulait lui aussi augmenter les taxes sur le carburant lors de la campagne présidentielle.
Emmanuel Macron peut-il être à son tour victime du dégagisme qui l’a fait élire?
Dans un pays riche comme la France, les conditions pour une victoire populiste comparable ne sont pas encore réunies. Mais cela progresse. Si l’opposition ne parvient pas à redevenir audible, si en 2022 les Français se retrouvent une troisième fois sommés de voter pour un candidat qui se présente comme la seule alternative possible au chaos, nous serons devant un sérieux problème démocratique: une élection sans choix.
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