Dominique Reynié: «Les citoyens européens ne veulent pas la fin de l’Union»

Dominique Reynié | 31 mai 2019

ANALYSE – La Fondation pour l’innovation politique vient de réaliser une enquête internationale intitulée Démocraties sous tension. Selon son directeur général, «l’inquiétude suscitée par l’islam est l’un des principaux ressorts de l’évolution politique de l’Europe».

Un contresens est fait depuis trop longtemps sur l’état de l’opinion des Européens. Les élections qui viennent d’avoir lieu vont peut-être permettre de le corriger. Les Européens ont été supposés eurosceptiques quand tout indique qu’une très large majorité d’entre eux sont attachés à l’UE et regardent comme déraisonnable de vouloir quitter l’euro. C’est au point que les partis populistes qui réussissent soit n’appartiennent pas à un pays de la zone euro, comme le Fidesz en Hongrie ou le PiS en Pologne, soit ont été contraints de modérer leur critique de la monnaie commune, voire de s’y rallier, comme le FPÖ autrichien, le RN français ou encore la Ligue de Salvini.

Au moment où l’on enregistre une nouvelle progression des populistes au Parlement européen, après celles de 2009 et celle de 2014, force est de constater que les gains sont limités et que les partis populistes en question ont subi une sorte de processus d’intégration européenne. En réalité, les citoyens ne veulent pas la fin de l’Union. L’impatience ou la colère qu’ils peuvent exprimer procèdent de l’incapacité des puissances publiques à réaliser les préférences des électeurs.

● L’immigration, sujet central

Jugée nécessaire par l’opinion européenne, l’immigration soulève cependant des résistances importantes, voire l’hostilité. La double question démographique (le vieillissement et l’immigration) taraude les démocraties européennes exposées à des flux migratoires que la plupart des citoyens jugent massifs. Cette question influence d’autant plus le débat politique que ces flux concernent des migrants de culture musulmane, suscitant des tensions interculturelles dont les partis populistes tirent profit.

Le point de vue des Européens sur l’immigration semble refléter un conflit de valeurs: 62 % des Européens disent être favorables à l’accueil de réfugiés qui fuient la guerre ou la misère mais, inversement, ils soutiennent majoritairement les raisons de ne pas accueillir parce qu’ils redoutent des problèmes de cohabitation, parce qu’ils craignent que les réfugiés augmentent le risque terroriste ou le risque de délinquance, ou parce que cela pose un problème économique pour le pays.

● Pour les Européens, l’immigration doit être traitée au niveau de l’Union

Si 69 % des Européens se disent préoccupés par l’immigration, ils sont 68 % à juger que le problème doit être traité au niveau de l’Union et non à l’échelle nationale. Une bonne partie des résultats des élections européennes du 26 mai 2019 sont contenus dans ces deux informations.

● L’islam inquiète

Nulle autre religion ne souffre d’une image aussi négative. Le niveau d’inquiétude concerne 60 % des 37 000 personnes interrogées dans les 42 pays composant le monde démocratique étudié dans notre enquête. Mais ce niveau atteint 68 % au sein de l’Union européenne. Il ne fait aucun doute que l’Europe est profondément travaillée par la question de l’islam, certainement en raison de l’ombre portée de l’islamisme, mais aussi en raison des tensions qui surgissent régulièrement à propos des valeurs. Ces conflits marquent le retour du contentieux religieux, y compris dans le domaine politique, dans des nations qui ont vu dans la sécularisation l’une des pièces maîtresses de la paix civile.

Savoir qu’une personne est musulmane suscite une réaction négative chez 26 % de l’ensemble des personnes interrogées (42 pays), mais le niveau atteint 31 % au sein de l’Union européenne, et il grimpe à 37 % dans les 11 Etats membres anciennement communistes… où la présence de l’islamisme est particulièrement faible. Si l’inquiétude suscitée par l’islam est partagée par 75 % des Européens âgés de 60 ans et plus, elle concerne aussi 58 % des jeunes de 18 à 34 ans.

La place prise par cette inquiétude dans les démocraties européennes contribue fortement à leur droitisation. L’inquiétude suscitée par l’islam concerne 81 % des électeurs de droite et 53 % des électeurs de gauche. L’enjeu est l’un des principaux ressorts de l’évolution politique de l’espace européen et l’une des grandes causes de la poussée populiste, au détriment des partis de gouvernement, de droite comme de gauche, qui n’ont pas su ou pas voulu considérer légitime cette préoccupation. C’est une question dont les Européens musulmans devront se saisir au plus vite car, sans eux, il sera impossible de libérer leur religion de cet état d’opinion exceptionnel.

● Les Européens sont plutôt favorables à la globalisation et au libéralisme économique

Dans l’ensemble, une majorité (59 %) des Européens perçoit la globalisation comme une opportunité. De même, la majorité est favorable à un retrait de l’Etat de la sphère économique: 52 % des personnes interrogées estiment que le «rôle de l’Etat dans l’économie devrait être limité et la liberté des entreprises renforcée», alors que, à l’opposé, 48 % souhaitent accroître le rôle de l’Etat, notamment dans le contrôle des entreprises.

● Le soutien à l’idée d’une armée européenne

L’entrée dans le «nouveau monde» marque le retour d’inquiétudes à peine oubliées et relance l’idée d’une armée européenne. Le terrorisme préoccupe 83 % des Européens ; 72 % redoutent la guerre. La manière dont les Etats-Unis, la Russie et la Chine se comportent sur la scène internationale favorise l’inquiétude et la demande de sécurité. Résultat: 59 % des Européens sont favorables à une armée commune. Au-delà de la moyenne, ce soutien, majoritaire dans 20 des 28 Etats, est l’une des expressions de la conviction que leur puissance nationale ne suffit plus. C’est aussi pour cela que la progression des populistes est limitée.

● Dans l’opinion européenne, l’euro bénéficie d’un fort soutien

La majorité des Européens qui ont répondu à notre enquête veulent conserver l’euro (62 %), tandis que moins d’un tiers (29 %) considère qu’il faudrait revenir à la monnaie nationale tout en estimant que cela n’est pas possible. Une petite minorité (9 %) juge à la fois souhaitable et possible l’abandon de l’euro. Comme dans notre précédente enquête, en 2017, on enregistre même, dans la plupart des pays, un soutien à l’euro supérieur au soutien à l’Europe, à l’exception du Portugal et de la Lituanie.

Dans les pays de la zone euro qui ont connu une forte poussée du vote populiste entre 2016 et 2019, l’opinion est restée nettement favorable à la monnaie européenne: la France (66 %), l’Autriche (65 %), la Slovénie (63 %), l’Allemagne, la Slovaquie et les Pays-Bas (62 %) ou encore l’Italie (54 %). L’attachement à l’euro traduit une confiance dans les institutions européennes qui est plus grande que dans les institutions nationales. Si 34 % des Européens disent avoir confiance dans leur Parlement national, 45 % font confiance au Parlement européen.

De même, en moyenne, 40 % des Européens font confiance à leur gouvernement national et 43 % disent leur confiance dans la Commission. Lors des élections européennes, dans les pays où au moins 60 % des répondants considèrent qu’appartenir à l’UE est une bonne chose, la droite populiste n’a obtenu aucun siège. Dans les pays où moins de 50 % de la population estime qu’appartenir à l’UE est une bonne chose, on observe des taux massifs d’abstention et une forteproportion de voix pour la droite populiste.

● Une demande d’autorité ou d’efficacité?

Dans l’enquête menée par la Fondation pour l’innovation politique et l’International Republican Institute, la possibilité d’une organisation autoritaire de l’Etat est présentée sous les traits d’«un homme fort qui n’a pas à se préoccuper du Parlement ni des élections». La formule est claire. Or, cette option recueille 34 % de jugements positifs. Cependant, et c’est l’un des grands enseignements de notre enquête, la disponibilité pour l’autorité est plus répandue parmi les jeunes générations: 37 % des 18-34 ans admettraient un Etat dirigé par un homme fort n’ayant pas à se préoccuper du Parlement ni des élections ; 36 % des 35-49 ans, 30 % chez les 50-59 ans et 33 % chez les personnes âgées de 60 ans et plus.

Mais la question se pose de savoir si cette tendance autoritaire, indéniable, résulte d’un déclin de l’attachement aux valeurs démocratiques ou si elle est le produit d’une exaspération ou d’une lassitude devant l’incapacité des Etats-nations traditionnels à affronter les grands défis, en particulier ceux issus de la globalisation. La demande d’autorité cache peut-être pour partie une demande frustrée d’efficacité. Si tel était le cas, travailler à rendre plus efficace la puissance publique, notamment en lui donnant les dimensions de l’Europe, serait un chemin plus sûr que les leçons de morale pour conjurer le retour de l’autoritarisme.

Professeur des universités à Sciences Po, directeur général de la Fondation pour l’innovation politique.

 

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