
Allocations familiales: du gribouillage plutôt qu’un véritable virage
Julien Damon | 20 octobre 2014
Article de Julien Damon, paru dans Slate.fr le 20 octobre 2014. Depuis trois décennies, la réforme de la politique familiale est devenue un concours Lépine de la recette magique ou de la mesurette.
Le serpent de mer de la révision, pour cause d’économie, des allocations familiales refait surface. Cette fois-ci, il s’agit de les moduler: tout le monde touche quelque chose, les plus aisés touchent un peu moins.
Il y a quelques mois, le gouvernement hésitait. Il se demandait, dans un souci –au demeurant parfaitement légitime– d’économies, s’il fallait taxer les allocations familiales (c’est-à-dire les compter dans le revenu imposable des ménages) ou les plafonner (c’est-à-dire les mettre sous condition de ressources).
Depuis l’annonce de cette modulation, expertises, tribunes (dont celle-ci) et controverses s’accumulent sur un sujet qui représente environ 13 milliards d’euros. Les grands mots sont de mise. Certains se félicitent d’une plus grande «justice sociale». D’autres condamnent une transformation radicale de la logique des allocations familiales, celles-ci devenant de simples allocations sociales. Ils regrettent une atteinte à l’universalité et conspuent un virage. Mais, plutôt qu’un virage, il semble plus raisonnable de parler de gribouillage.
L’action publique française en direction des familles est très dense (80 milliards d’euros, soit 4% du PIB au total). Elle comprend l’ensemble des prestations familiales (au sein desquelles se trouve cette prestation particulière qu’est l’allocation familiale), des mécanismes fiscaux venant réduire les impôts pour cause de charge d’enfants (c’est le quotient familial), des services et des équipements (des crèches). Les Français aiment la famille, leur famille (même si celle-ci s’est beaucoup transformée), la politique familiale. Mais cette dernière constitue un ensemble sur lequel tout gouvernement lorgne avec intérêt pour tenter de picorer quelques centaines (voire plus) de millions d’économies.
Et depuis trois décennies, c’est un concours Lépine de la recette magique ou de la mesurette pour tenter de grappiller ici ou là. Ce qui est, d’un côté, systématiquement légitimé comme une mesure nécessaire et juste par le pouvoir en place et, de l’autre côté, systématiquement vilipendé comme un coup insupportable fait aux familles et à une politique que le monde entier nous envierait. Ce qui, soit dit en passant, n’est pas faux! En témoignent les délégations de Japonais, Coréens, Allemands ou Espagnols qui hantent les couloirs des administrations françaises dédiées à la famille, en quête d’idées pour contrer l’écroulement de leur fécondité.
Un édifice qui évolue peu
Célébrée nationalement et internationalement, la politique familiale est régulièrement attaquée économiquement. Mais elle n’a pas vraiment beaucoup bougé. Soyons plus précis: ce vaisseau amiral que sont les allocations n’a pas évolué depuis son institutionnalisation en 1945.
Certes, chaque coup de rabot sur la politique familiale (un coup sur le quotient familial, un coup sur les prestations familiales) fait grimper aux rideaux. Mais l’édifice général n’évolue pas beaucoup. De surcroît, la tendance, pour la branche famille de la Sécurité sociale, est plutôt à des dépenses accrues.
Ce qui fait la stabilité de la politique familiale française, c’est sa densité et sa relative inertie. Ce qui fait son instabilité, ce sont les crachouillis paramétriques permanents qui viennent changer l’horlogerie des prestations, avec notamment comme nouvel élément le recours à la modulation de leur montant en fonction du revenu des parents. Toutes ces transformations incessantes, qui visent aussi une adaptation toujours plus fine à la diversité des situations, rendent instable et plus compliquée la politique familiale, ce qui a un impact en termes de système d’information et de gestion, mais aussi en termes de compréhension.
Mais revenons aux allocations familiales. Ces prestations servies à toutes les familles à partir de deux enfants sont universelles (au sens où il n’y a pas, jusqu’à aujourd’hui, de condition de revenus), forfaitaires (un même montant pour tous) et progressives en fonction du nombre d’enfants (rien pour un enfant, 130 euros pour deux, 290 euros pour trois). Déjà, en 1998, elles avaient été placées dix mois sous conditions de ressources. La mesure avait alors suscité de nombreuses controverses avant que le gouvernement ne revienne sur sa décision, tout en réduisant les avantages du mécanisme fiscal de quotient familial.
Depuis des années qu’il fait débat, le thème est assez bien balisé.
Le recentrage sur les plus modestes pose, d’abord, le problème de la définition des seuils à partir desquels les ménages peuvent être ainsi qualifiés. Les plafonds des conditions de ressources, pour d’autres prestations que les allocations familiales, sont aujourd’hui variés. La très grande majorité des familles peuvent bénéficier de la prime de naissance contenue dans la Prestation d’accueil du jeune enfant, prestation qui va également être révisée. En revanche, les plafonds de ressource de minima sociaux comme le RSA ou de dispositifs comme la CMU en limitent l’attribution à une partie restreinte, mais très défavorisée, de la population. D’un côté, le ciblage peut concerner 90% de la population, de l’autre 10%. Dit de manière inversée, d’un côté 10% des personnes sont exclues du dispositif; de l’autre, plus de 90%…
Possibles effets pervers
Une telle option présente trois possibles effets pervers.
Effet de seuil: des personnes en situation similaire ne peuvent bénéficier de la même prestation car les ressources dont elles disposent, pour certaines tout juste au-dessus du seuil, pour les autres tout juste en dessous, les séparent. Le ciblage est ici couperet.
Effet de marquage: le ciblage, car il désigne des cibles, passe par une caractérisation négative. Ainsi marquées, des populations sont renvoyées à leurs particularités.
Effet de délitement: limitant l’accès de certaines prestations à des catégories particulières, le ciblage peut produire une fracture entre les bénéficiaires des prestations et ceux qui les financent. Ce dernier effet pervers est le plus préoccupant. La systématisation du ciblage pourrait aboutir à l’effondrement d’une protection sociale seulement restreinte à une population marginale.
Et la modulation, plus maligne que la mise sèche sous condition de ressource, présente le même défaut. Des gens (en l’espèce, leurs entreprises) cotisent, et ils ne touchent pas ou touchent moins. Ceux qui cotisent le plus touchent le moins. Les associations familiales, qui ne s’en privent pas, ont raison de faire le parallèle avec la branche maladie. Trouverait-on normal que les «riches» malades ne soient pas remboursés ou soient moins bien remboursés de leurs frais de santé? Probablement pas.
Sur le plan des principes et de la philosophie politique, on peut gloser sur la modulation. Avec elle, toutes les familles toucheraient donc quelque chose, les plus défavorisées un peu plus. Les Anglais –qui ont mis, eux, il y a deux ans leurs allocations familiales sous un sévère plafond de ressources– baptisent cette orientation «l’universalisme ciblé».
Mais deux problèmes surviennent. Celui, classique, des seuils de modulation. Et celui, plus embarrassant, de la prise en compte des ressources dans les cas de résidence alternée des enfants. En effet, depuis quelques années, il est possible de partager les allocations familiales entre les deux foyers d’alternance. En cas de modulation des prestations en fonction des ressources, quelles ressources prendre en compte? Rien n’est simple…
L’introduction de la condition de ressources pour moduler les allocations familiales est assurément une transformation importante de cette prestation, mais ce n’est pas une grande rupture. C’est un petit virage, sous forme tout de même de grand gribouillage, car aucune logique d’ensemble ne se profile pour la politique familiale.
Deux pistes de réformes
D’autres options de réforme et d’économie sont pourtant possibles. Deux exemples. Plutôt que les moduler ou les plafonner, on peut rendre les allocations familiales imposables. Une telle proposition a l’avantage de ne pas remettre en question la sacro-sainte universalité de la prestation (dont il faut tout de même redire qu’elle n’existe pas au premier enfant), tout en rapportant 800 millions d’euros à l’état. Cependant, politiquement, elle est dérangeante car elle peut affecter une part très importante de la population. Surtout, elle fait augmenter les taux de prélèvements obligatoires, ce qui est embarrassant, notamment en temps de tensions avec Bruxelles. Relevons tout de même que la fiscalisation (qui est très simple à mettre en œuvre, autre avantage) rapporte autant que ce qui peut être attendu de la modulation.
Autre exemple, le supplément familial de traitement. Sans relever organiquement de la politique familiale, car il s’agit d’un complètement de traitement des fonctionnaires, celui-ci est une sorte d’allocation familiale complémentaire pour les fonctionnaires. Payée à partir des impôts, cette prestation n’est versée qu’aux familles de fonctionnaires. Mieux, elle est proportionnelle aux revenus: le préfet touche plus pour ses enfants que le fonctionnaire de catégorie C. Ce supplément familial de traitement qui, dans l’ensemble des fonctions publiques et assimilées, pèse presque 2 milliards d’euros, pourrait et devrait tout bonnement être supprimé! Mais électoralement, ce serait probablement se tirer une balle d’arme lourde dans les deux pieds. Pour ce gouvernement, il vaut mieux critiquer les nantis qui ne votent pas pour lui.
Il y a donc de la matière pour une réforme de la politique familiale et, en son sein, des allocations familiales. Celles-ci ne sont pas un totem intouchable. Des économies peuvent être faites sur elles, à condition qu’elles soient simples et compréhensibles. La gestion de la condition de ressource fait polémique et clive, et est de surcroît très compliquée à gérer: il faudrait l’oublier. C’est d’ailleurs ce qu’avait fait, avec sa mise sous condition de ressource, le gouvernement de Lionel Jospin en 1998.
Julien Damon est professeur associé à Sciences Po où il enseigne au sein du cycle « urbanisme » et membre du conseil scientifique de la Fondation pour l’innovation politique.
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