Du livre et des écrans : plaidoyer pour une indispensable complémentarité.
24 novembre 2017
« Depuis le développement de l’imprimerie, la civilisation occidentale vivait dans la culture du livre comme les poissons vivent dans l’eau, c’est à dire sans le savoir. Elle avait à ce point imprégné nos façons de sentir et de penser que nous avions fini par la confondre avec la nature humaine. Les technologies numériques nous ont brutalement confrontés au fait qu’il existe d’autres relations possibles à l’identité, au temps, aux autres, à l’espace et aux apprentissages. Et du coup, nous ne pouvons plus penser l’homme, la culture, l’enseignement et l’éducation de la même façon ». Pour Serge Tisseron, auteur de l’ouvrage « du livre et des écrans », il est urgent d’apprendre à voir le monde autrement. Réapprendre à naviguer entre la culture du livre et de l’écran. Mais avant de comparer les deux cultures, il faut lever quelques quiproquos : car le virtuel est trop souvent confondu avec l’imaginaire et les pratiques d’écrans s’accompagnent bien souvent d’une réputation catastrophique qui empêche d’en saisir la portée et les enjeux véritables.
Pouvoirs et usages du virtuel numérique.
« L’homme s’engage dans la fabrication et/ou la consommation d’images parce qu’il est lui-même la première machine à créer des images à laquelle il ait affaire ». Il créé donc un espace qui sera différent de celui de ses rêves, un espace qu’il pourra transformer à volonté et quitter lorsqu’il le désire. Aucune technologie n’a poussé aussi loin ces possibilités que les technologies numériques. « Du coup, l’être humain peut les utiliser pour satisfaire les quatre désirs que nous avons évoqués : rêvasser, rêver, imaginer, visualiser ». Et avec les technologies numériques, l’usager n’est plus seulement spectateur d’un monde, il en est aussi acteur, en interagissant à la fois avec des objets qui y sont figurés et avec d’autres utilisateurs. Enfin, les technologies numériques offrent à chaque usager la possibilité d’être le spectateur de ses propres actions, en temps réel grâce à un avatar qu’il incarnera dans ce monde. Les objets virtuels permettent également de modifier leur spectateur. C’est le principe même de la pédagogie en images, impliquant une transformation de la personnalité ou des connaissances.
L’imaginaire répulsif des écrans.
En dépit des potentialités infinies qu’il offre, internet suscite des angoisses et génère un discours alarmiste, en particulier lorsqu’il est question de pédagogie. Internet a brutalement mis fin à la grande illusion parentale qui a dominé les années 70 à 2000 « élever les enfants en les protégeant de tous les dangers du monde – et en les contrôlant ». Nombreux sont les lieux communs qui façonnent le discours répulsif des adultes vis à vis des écrans : « pour les jeunes, internet viendrait se substituer au monde réel », mais les jeunes se montrent beaucoup plus pragmatiques dans leurs échanges sur les réseaux sociaux ou la notion d’amis doit être relativisée. Sur les réseaux sociaux, les échanges seraient d’un niveau « médiocre ». Mais au-delà du commérage pro-social ou « prosocial gossip », les discussions sérieuses et profondes n’ont jamais été la finalité première de Facebook. Autre raccourci, les jeunes seraient exhibitionnistes et montreraient tout, sans retenue, sur internet. Les réseaux sociaux permettent pour l’essentiel de gagner du temps, de tisser, de maintenir un niveau de proximité avec des gens qui, sans être des amis proches, deviennent des relations, à un niveau qui n’aurait pas été possible dans la « vraie vie ».
Culture du livre et des écrans : l’indispensable complémentarité.
Si le rapport au texte et aux images mobilise des fonctionnements psychiques et cognitifs différents, les deux supports sont étroitement liés : le numérique a permis d’affranchir les écrans du modèle et du schéma narratif de livre, créant de nouveaux repères au point qu’il soit aujourd’hui possible d’opposer les deux cultures. « Cette opposition est toutefois éphémère : les formidables possibilités de métissage du numérique intègrent progressivement les repères du livre dans les écrans. Et l’avenir pourrait bien être une culture « par les écrans », intégrant ces deux modèles ». Entre la culture du livre et des écrans, la rupture est à la fois culturelle, cognitive et psychologique. Culturelle car la culture du livre est une culture du singulier, de l’un. La culture des écrans est une culture du multiple. D’un point de vue cognitif, la culture du livre favorise la pensée linéaire. La culture numérique favorise une pensée en réseau ou circulaire. Le jeu vidéo en est une bonne illustration : le joueur peut organiser son périple à sa guise, l’accélérer, ressusciter, revenir en arrière. Car la culture numérique accepte la coexistence des contraires. Le bouleversement est enfin psychologique. Car la culture du livre favorise l’identité unique, censée être la propriété privée d’un individu. Au contraire, avec les écrans, l’identité se démultiplie, « le moi n’est pas la propriété privée d’un individu, mais une fiction tributaire des interactions entre un groupe de personne, et donc à chaque fois différente. Chacun devient multi-identitaire. Avoir plusieurs identités ne signifie pas pour autant avoir plusieurs personnalités », précise Serge Tisseron.
Faut-il craindre les mondes virtuels ?
En définitive, il ne faut pas craindre les mondes virtuels mais éduquer, mettre en garde contre les dangers et les dérives de ces espaces qui peuvent générer des souffrances psychiques, des addictions, de l’isolement. « La seconde raison de mettre en place une éducation aux images est que la plupart des jeunes ignorent le fait qu’internet est un gigantesque marché âprement disputé, dans lequel ils représentent, en tant qu’utilisateurs, une source de revenus dont on cherche à tirer profit par des moyens parfois douteux ». Quant aux repères temporels ou sensori moteurs, ce sont les livres qui permettent le mieux leur acquisition et le développement du jeune enfant. Les écrans, qu’on le veuille ou non, sont tout autour de nous et prennent une place grandissante, faisant courir le risque d’une fragilisation, d’une déconstruction de la pensée, un défi incontournable pour l’avenir des institutions scolaires.
Farid Gueham
Pour aller plus loin :
– « The Virtues of Gossip: Reputational Information Sharing as Prosocial Behavior », Matthew Feinberg, Robb Willer, Jennifer Stellar, and Dacher Keltner. 2012. « The Virtues of Gossip: Reputational Information Sharing as Prosocial Behavior. » Journal of Personality and Social Psychology. 102:1015-1030.
– « Le jeune enfant otage des écrans », article par Serge Tisseron, Bébé sapiens.
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