Dame de fer ou King Lear au féminin ?

21 février 2012

21.02.2012The Iron Lady ne sera très probablement pas compris par la première intéressée, si jamais elle le voit. Depuis des années, Margaret Thatcher est dans un état de quasi-démence, se croyant encore parfois Premier ministre du Royaume Uni. Paradoxalement, c’est cet état qui a motivé la réalisatrice, Phyllida Lloyd et sa scénariste, Abi Morgan, pour ce film, 22 ans après la démission de la Dame de fer. Film sur un bilan politique ou portrait psychologique d’une vieille femme désorientée ?

La dame en bleu

Le 21 novembre 1989, un spectacle étonnant s’offre à la télévision britannique. Pour la toute première fois, le téléspectateur peut entrer dans le saint des saints de la politique anglaise, la Chambre des Communes, pour y suivre en direct les débats parlementaires. Ce qui frappe immédiatement, c’est l’étroitesse de l’espace – il n’y a d’ailleurs pas de places assises suffisantes sur les bancs de cuir vert pour  les 650 députés, qui se font face, à quelques mètres les uns des autres. Au milieu de cet ensemble compact et bruyant, constitué d’hommes en costume gris ou sombre, l’on aperçoit une femme vêtue de bleu. C’est Margaret Thatcher, chef du gouvernement conservateur qui s’adresse directement au chef de l’opposition juste en face d’elle, le travailliste Neil Kinnock. Elle est très en verve, consciente de la présence des caméras, et l’on est saisi par cette personnalité qui semble aisément dominer cette arène parlementaire, la plus ancienne au monde, où tout se voit et tout s’entend. Elle y a effectivement régné entre 1979 et 1990, avant d’en être expulsée, non par une élection au suffrage universel mais par ses propres pairs du Parti conservateur, las de son autoritarisme. Aujourd’hui, elle continue d’être admirée par les uns – l’actuel premier ministre conservateur mais également par l’un de ses successeurs, Tony Blair – et détestée par les autres : le réalisateur Ken Loach affirme sans broncher qu’elle a artificiellement créé le chômage au Royaume Uni afin de pouvoir en finir avec la classe ouvrière ! The Iron Lady de Phyllida Lloyd semble donc répondre à un réel besoin de compréhension de cette période décisive, alors que sa principale actrice n’est plus en état de répondre.

« Winter of Discontent »

Phyllida Lloyd est relativement nouvelle dans le monde du cinéma. The Iron Lady est seulement son deuxième long métrage après Mamma Mia (2008), avec déjà Meryl Streep ; mais c’est un metteur en scène de premier plan de théâtre et d’opéra en Angleterre. D’où la dimension théâtrale du film – Thatcher ne fut-elle pas un personnage qui s’est littéralement auto-constitué ? Les Communes ne sont-elles pas le théâtre suprême du Royaume ? C’est surtout dans la trame dramaturgique que se manifeste ce choix : Thatcher dans le film est une baronne âgée, une sorte de King Lear au féminin. Sa jeunesse, son mariage, le début de sa carrière ainsi que son ascension au poste de Premier ministre, grâce au « Winter of Discontent » [1], tout est conté à travers un récit personnel, les souvenirs à trous de cette vieille dame, qui a perdu prise avec sa propre époque et est hantée par son mari décédé Denis. C’est une belle idée de scénario d’Abi Morgan, issue comme Lloyd du théâtre, et admirablement servie par une Meryl Streep au sommet de son art. À la différence de Leonardo di Caprio dans J. Edgar, celle-ci parvient ainsi à éviter le piège de l’imitation pure et simple de la femme politique des années 1970 et 1980, parce qu’au centre de sa prestation se trouve une Dame de fer mais dont le fer est… rouillé, la version « alzheimerisée » d’une figure qui a disparu de la vie publique.

Sans relief

Cette perspective univoque sur le personnage dans The Iron Lady pose pourtant un problème. La vieille Thatcher a perdu ses esprits et encore plus son esprit critique sur elle-même ; mais du coup le récit non plus ne peut prendre de distance critique. Dans le scénario, on a tenté de remédier à ce manque par le personnage de Denis, le seul à la critiquer ouvertement, mais il ne fonctionne pas bien.

Tout ceci ne serait pas grave, si l’on en était resté – comme l’affirme la réalisatrice – à l’optique d’un personnage à la King Lear, mais Lloyd et Morgan ont plus d’ambition et veulent également raconter la vie et la carrière de la première femme à devenir premier ministre britannique, une femme qui s’est battue toute sa vie contre l’establishment masculin. Du coup, le film passe par d’innombrables événements, comme s’il était obligé d’être exhaustif, souvent en reprenant de simples bouts de reportages télévisés. L’ensemble en devient non seulement incohérent et embrouillé mais aussi complaisant, une succession d’événements parfois sans relief et toujours sans commentaire.

Calme churchillien

Un exemple particulièrement loquace est l’assassinat par l’IRA d’Airey Neave, en mars 1979. Neave était un homme politique très proche de Thatcher ; il l’avait aidé dans sa conquête du Parti conservateur et s’occupait d’Irlande du Nord dans le « cabinet fantôme » de la future Premier ministre. Il représentait la ligne dure vis-à-vis de l’IRA, ce qui fut la raison de son assassinat. Thatcher, qui se trouvait à quelques mètres de Neave lors de son meurtre, fut profondément marquée par le drame. Dans son intransigeance vis-à-vis de l’IRA, dans la conscience d’avoir une tâche sacrée, ce moment de 1979 a beaucoup pesé. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder les interviews qu’elle donna juste après l’attentat : elle y est d’un calme churchillien et joue déjà le rôle de femme d’État. The Iron Lady montre la catastrophe, mais sans en donner la dimension et les conséquences politiques. C’est révélateur de tout le film qui veut être à la fois drame shakespearien et film politique féministe ; et qui n’est finalement ni l’un, ni l’autre, et certainement pas à la hauteur de la complexité du personnage réel ; malgré, là encore, la prestation inoubliable de Meryl Streep.

Harry Bos

Crédit photo : kuixotic54


[1] L’hiver du mécontentement, l’hiver 1978-1979, lorsque la Grande Bretagne connaît une série de grèves du secteur public et dans l’industrie, qui sape l’autorité du gouvernement Labour de James Callaghan. C’est également la première phrase de la pièce Richard III de Shakespeare .

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