Election présidentielle turque – et les grands perdants sont : le kémalisme et la laïcité !
Fondapol | 16 juillet 2014
Election présidentielle turque – et les grands perdants sont : le kémalisme et la laïcité !
L’élection présidentielle turque prévue pour le 10 août 2014, pour son premier (et unique ?) tour, va-t-elle marquer un tournant majeur dans la politique de ce pays ? Tel semble être le cas. Si, depuis la création de la République de Turquie par Mustafa Kemal, dit « Atatürk », en 1923, le mouvement kémaliste (c’est-à-dire laïque) a dominé la vie politique turque, l’arrivée au pouvoir de l’AKP, dont le leader n’est autre que l’actuel Premier ministre Recep Tayyip Erdogan[1], semble inverser la tendance, basculant les kémalistes dans l’opposition. Mais plus encore qu’un simple changement de position dans la vie politique turque, le parti kémaliste semble être le grand oublié des élections… et des électeurs ?
La place d’Abdullah Gül est libre ! Qui pour lui succéder ?
Le 10 août 2014 marquera le premier tour de l’élection présidentielle turque, qui, pour la première fois dans l’histoire de ce pays, s’effectuera via le suffrage direct. Désormais, c’est le peuple qui choisira son président et non plus les députés, conformément à la modification constitutionnelle voulue par le gouvernement de Tayyip Erdogan en 2007 et approuvée par le peuple. Abdullah Gül, membre de l’AKP (parti islamo-conservateur) a décidé de tirer sa révérence. Trois candidats souhaitent lui succéder : Selahattin Demirtas, Ekmeleddin Ihsanoglu, et… Tayyip Erdogan ! Demirtas se pose comme le candidat des Kurdes ainsi que de « tous les groupes qui ont été oubliés et négligés » jusqu’à présent en Turquie. Sa candidature ne représente cependant pas un danger pour ses deux rivaux, davantage crédités dans les sondages[2]. La principale opposition au parti actuellement au pouvoir s’exprime en la personne de Ihsanoglu, candidat commun du CHP, parti kémaliste, et du MHP, parti d’action nationaliste. Reste enfin Erdogan, qui brigue son premier mandat de président. Il est le grand favori de ces élections, malgré les différents mouvements de contestations ayant eu lieu ces dernières années dans le pays. A l’image de l’institut Gunnar, les sondages accréditent le Premier ministre sortant de près de 56% des voix, lui assurant la présidence dès le premier tour[3] !
L’émergence d’une nouvelle bourgeoisie ?
Le vote en faveur d’Erdogan et de son parti marque l’émergence d’une nouvelle bourgeoisie, attachée aux valeurs traditionnelles de la Turquie, quand le CHP, lui, est plutôt soutenu par une ancienne bourgeoisie, fortement européanisée. Un clivage culturel s’installe au sein même du pays : beaucoup évoque l’émergence de deux Turquie, celle des grandes villes, Istanbul, Ankara, Izmir et la région d’Egée, et l’Anatolie. Dans cette région s’est développée une bourgeoisie d’affaires conservant ses traditions et convictions religieuses[4]. Cette nouvelle bourgeoisie prend peu à peu la place de la haute bourgeoisie traditionnelle kémaliste, élitiste et occidentalisée, ayant toujours ignoré la population anatolienne. L’électorat d’Erdogan est ainsi principalement issu d’une classe moyenne, grandissante, conservatrice, souvent délaissée par le parti kémaliste lorsqu’il était au pouvoir[5].
Du kémalisme à l’islamisme ?
Le choix des candidats pour les présidentielles témoigne aussi de l’affaiblissement du kémalisme au sein de la société. Alors que le CHP et le MHP font front commun, ce sont les idées du parti pro laïcité qui en font les frais, reniant jusqu’à ses idées en s’alliant avec un islamiste de 70 ans, pâle substitut de Tayyip Erdogan, mais pouvant néanmoins séduire un électorat de plus en plus conservateur et de moins en moins tourné vers l’Occident, désapprouvant la tournure autoritaire que le Premier ministre a récemment fait emprunter au pays. Cela constitue t-il une alternative suffisante ? A en croire les kémalistes non. Ainsi, le député CHP Nur Serter affirme qu’ « en désignant un candidat aux élections présidentielles incompatibles avec ses principes, son idéologie, et son combat de plus de 90 ans, le CHP s’est nié lui-même »[6]. Le fait est que le candidat commun, conservateur, ne propose aucune solution réellement différente, si ce n’est ne pas être Erdogan… Pour la première fois depuis l’instauration de la République, le clivage ne s’axera donc pas autour du vote laïc ou musulman mais bien autour des valeurs traditionnelles devant être portées par Erdogan ou Ihsanoglu. Il est curieux de noter que, alors que Mustafa Kemal souhaitait séculariser la Turquie suite à l’effondrement de l’Empire ottoman, afin que celle-ci devienne une puissance capable de rivaliser avec l’Europe, l’inverse se produit aujourd’hui : Erdogan, et avec lui le peuple, se tourne davantage vers un Etat islamique à l’image de l’Empire déchu afin de faire prévaloir sa place dans le monde[7][8]. Les différents rejets de l’Union européenne ont accéléré ce mouvement : humiliés par l’Occident, les Turcs, dont le nationalisme s’exacerbe à mesure que leur puissance économique, et politique, s’accroit, veulent désormais se rapprocher de la tradition[9].
Le renouveau de la politique turque
Alors que l’Etat turc a toujours pris soin de tenir la religion à distance, celle-ci retrouve ces dernières années une place prépondérante dans la vie politique turque. L’opposition, en manque de leadership, est incapable de mobiliser. Les jeunes sont, eux, de plus en plus contestataires mais personne n’est capable de porter leur message[10]. Reste qu’aujourd’hui le seul candidat crédible est Erdogan, cette figure charismatique dont la popularité est grande. Le parti kémaliste, lui, est dépourvu de candidat assurant ses idées et convictions : il a effectué un « troc électoral » dont le seul but est l’opposition au Premier ministre… La laïcité, avec ces deux candidats islamistes, revendiquant ces principes, ne peut être que perdante… jusqu’à ce que la jeunesse contestataire trouve enfin le leader qu’elle espère. En attendant le sort de la Turquie semble jouer : elle s’engage vers un Etat islamique, à l’image de l’ancien Empire ottoman.
Margaux Magalhaes
[1] Recep Tayyip Erdogan est à la tête du gouvernement depuis 2002. Après avoir été reconduit trois fois à ce poste, il est contraint de laisser sa place, les statuts de l’AKP l’empêchant de se présenter une nouvelle fois.
[2] Turquie : Erdogan s’apprête à rentrer dans la course à la présidentielle, Le Point, 1er juillet 2014.
[3] Il est à noter qu’un deuxième tour est prévu pour le 24 août prochain, à moins qu’un candidat n’obtienne, dès le premier tour, la majorité absolue des suffrages.
[4] Kenize Mourad, Elections en Turquie : les dangers de la victoire d’Erdogan, Le Figaro, 31 mars 2014.
[5] Turquie : l’opposition désigne un candidat commun à la présidentielle, Le Monde, 16 juin 2014.
[6] Rukiye Tinas, Présidentielle turque : une défaite dans la dignité ou une victoire à tout prix ?, Le Huffington Post, 17 juin 2014.
[7] Depuis ces dernières années, Erdogan effectue une dérive plus autoritaire s’éloignant de l’Etat laïc de celui que l’on surnomme « Atatürk » (père des Turcs) : le port du voile est dorénavant autorisé à l’école et les libertés publiques sont davantage restreintes (en témoigne l’interdiction de You Tube).
[8] André Larrané, Erdogan et le réveil ottoman de la Turquie, Rue 89, 26 juin 2010.
[9] Si du temps de Kemal Atatürk la Turquie regardait principalement vers les Etats-Unis et l’Europe, elle semble aujourd’hui se concentrer davantage vers ses voisins musulmans du Moyen-Orient avec qui elle tente de renouer. Sa politique étrangère est ainsi de plus en plus tournée vers cette région du monde qu’elle souhaite dominer en tant que puissance régionale, se détournant progressivement de l’Occident « chrétien », suite à son humiliation par les Européens (ce pays postule depuis 1987 à l’UE et a, pour se faire, entamé bon nombre de réformes tant économiques que politiques). Leur rejet systématique a cristallisé leur nationalisme et leur volonté de trouver une voie alternative à celle de l’Occident.
[10] Lilliane Charrier, Turquie : la présidence, une cote mal taillée pour Erdogan, TV5 monde, 11 avril 2014.
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