Liberté d’expression : réponse « républicaine » ou réponse libérale ?
04 août 2014
Liberté d’expression : réponse « républicaine » ou réponse libérale ?
La multiplication des polémiques autour de la liberté d’expression et de ses limites depuis « la manif pour tous » jusqu’à l’affaire Dieudonné et le choix clairement répressif du gouvernement invite à réexaminer ce principe fondamental de l’Etat de droit. Tant la confusion historique et juridique semble envahir le débat public, derrière l’invocation – par toutes les parties en cause ! – des « valeurs républicaines ».
La République, horizon indépassable de notre temps ?
Il y a de longues années déjà que Pierre Nora, dans ses célèbres Lieux de Mémoire, a diagnostiqué le grand retour de la « République » dans la rhétorique politique française, particulièrement à gauche. Faillite du rêve communiste, consensus sur les institutions, poussée mémorielle, bicentenaire de la Révolution, nostalgie d’un âge d’or, tout a contribué à ce triomphe du « grand récit » républicain. Il paraissait seul de nature à conforter une identité française mise à mal par les multiples défis de la mondialisation…
Au point que la référence républicaine est désormais omniprésente – sauf, et encore, dans l’ultra gauche révolutionnaire et dans les micro-cercles monarchistes. Sans surprise au PS, où le mot a, en vérité, carrément remplacé celui de « socialisme » : il suffit d’écouter Manuel Valls et Harlem Désir pour mesurer la véritable saturation du discours par les mots de « république » et de « républicain ». La droite, qui s’intitule elle-même « républicaine », n’est guère en reste et depuis la grande réconciliation gaullienne de la droite nationaliste et du régime, le mot y fait aussi florès et ses champions, de Jacques Chirac à Alain Juppé et François Baroin, en ont fait eux aussi le leitmotiv de leur rhétorique. Pour ne rien dire des héritiers de la démocratie chrétienne, qui, tel François Bayrou, ont troqué, depuis belle lurette, la statue de Marie pour celle de Marianne…
Mais Marine le Pen n’invoque-t-elle pas elle-même, et sans cesse, contre l’immigration, contre les prières de rue ou contre la viande hallal, les « valeurs républicaines » ? Et les partisans de la « Manif pour tous » ? N’est-ce pas au nom de ces même valeurs, l’a-t-on assez remarqué que Ludovine de la Rochère vient d’appeler à manifester ce dernier dimanche contre la politique gouvernementale ?
La République fourre-tout
Situation qui devrait pour le moins conduire les observateurs à s’interroger sur un tel unanimisme, alors même que le débat public a rarement été aussi virulent entre tous ces partisans des « valeurs républicaines » ! Et nous conduire à questionner ces fameuses valeurs, véritable fourre-tout, allant de la laïcité (mais laquelle ?) à l’égalité homme-femme, pardon, « femme-homme » (N. Vallaud Belkacem) en passant par la famille « papa-maman-un fils-une fille », chère à la « manif pour tous ».
Valeurs au nom desquelles on plaide donc pour tout et son contraire. Les uns, au nom de la lutte contre les discriminations, de vouloir encadrer la liberté d’expression ; les autres de la défendre sans réserve ni restriction, au nom de la liberté artistique. La confusion est telle qu’en vertu d’un même principe – l’antiracisme – les uns condamnent Dieudonné : « l’antisémitisme est un délit ! » ; tandis que les autres le soutiennent : « va-ton encore opprimer un homme de couleur ? »
N’est-ce pas là d’ailleurs la raison du très long flottement des autorités sur le « cas Dieudonné » et de leur longue mansuétude à son égard ? Aura-t-on l’impertinence ici d’interroger les mêmes bonnes âmes, aujourd’hui indignées par les excès de « l’humoriste », si le précédent gouvernement l’avait « fait taire » par un arrêt précipité et sur mesure du Conseil d’Etat ?
L’enfer, c’est l’opinion de l’autre !
Car, s’il est bien un point d’accord entre toutes les parties en présence dans un pays où décidément le débat démocratique est difficile et l’argumentation aussi sommaire, c’est la volonté de « faire taire » le camp adverse. D’où les insultes et les menaces contre Nicolas Bedos qui ose faire de l’humour sur l’ « humoriste ». D’où le renvoi de centaines de milliers de protestataires dans l’enfer de « l’ultradroite ». D’où, inversement, l’assimilation du mariage gay à un « complot contre la famille ». D’où le refus d’écouter et d’enquêter, notamment chez trop de journalistes, dès lors que l’autre est suspect de political incorrectness. D’où la juridisation croissante et abusive des faits d’opinion. D’où la sévérité, sans précédent depuis le gaullisme, de la répression des manifestants anti-gouvernementaux. D’où le renversement à la hâte d’une jurisprudence quasi-séculaire du Conseil d’Etat…
Tradition républicaine ou héritage libéral ?
Certes, tout ceci s’insère bel et bien dans le cadre d’une certaine « tradition républicaine » : celle qui, autoritaire et sectaire, va de Robespierre à Julien Dray ou Jean-Luc Mélenchon en passant par Clémenceau. Mais à laquelle s’oppose une autre tradition républicaine, celle qui va de Condorcet et des Girondins (les fondateurs de la République, rappelons-le) aux libéraux du PS et de l’UMP d’aujourd’hui, en passant par Jules Ferry et Aristide Briand. Clivage transpartisan donc, même si la gauche est en France d’avantage dans l’éthique de conviction, et qui oppose tout simplement les hommes de doctrine et ceux de liberté.
Car si la liberté d’expression est bel et bien un point crucial de l’Etat de droit, elle le doit non pas à la « tradition républicaine », profondément ambivalente on le voit, mais au legs libéral depuis John Locke, si bien illustré (mais trop négligé) en France, de Montesquieu à Raymond Aron. Et dans un débat national, où le mot « libéral » est si vilipendé, il faudrait tout de même rappeler que c’est au libéralisme et non à la république que l’on doit la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, à commencer par la liberté d’expression. Or les menaces pesant sur cette liberté, les prétendues « limites » qu’elle doit respecter, traduisent trop souvent les tentations liberticides du camp dominant, comme le relevait John Stuart Mill dans un texte décidément très actuel :
« Avant de clore ce sujet de la liberté d’opinion, il convient de se tourner un instant vers ceux qui disent qu’on peut permettre d’exprimer librement toute opinion, pourvu qu’on le fasse avec mesure, et qu’on ne dépasse pas les bornes de la discussion loyale. On pourrait en dire long sur l’impossibilité de fixer avec certitude ces bornes supposées; car si le critère est le degré d’offense éprouvé par ceux dont les opinions sont attaquées, l’expérience me paraît démontrer que l’offense existe dès que l’attaque est éloquente et puissante: ils accuseront donc de manquer de modération tout adversaire qui les mettra dans l’embarras. Mais bien que cette considération soit importante sur le plan pratique, elle disparaît devant une objection plus fondamentale. Certes, la manière de défendre une opinion, même vraie, peut être blâmable et encourir une censure sévère et légitime. Mais la plupart des offenses de ce genre sont telles qu’elles sont le plus souvent impossibles à prouver, sauf si le responsable en vient à l’avouer accidentellement. La plus grave de ces offenses est le sophisme, la suppression de certains faits ou arguments, la déformation des éléments du cas en question ou la dénaturation de l’opinion adverse. Pourtant tout cela est fait continuellement – même à outrance – en toute bonne foi par des personnes qui ne méritent par ailleurs pas d’être considérées comme ignorantes ou incompétentes, au point qu’on trouve rarement les raisons adéquates d’accuser un exposé fallacieux d’immoralité ; la loi elle-même peut encore moins prétendre à interférer dans ce genre d’inconduite controversée. Quant à ce que l’on entend communément par le manque de retenue en discussion, à savoir les invectives, les sarcasmes, les attaques personnelles, etc., la dénonciation de ces armes mériterait plus de sympathie si l’on proposait un jour de les interdire également des deux côtés ; mais ce qu’on souhaite, c’est uniquement en restreindre l’emploi au profit de l’opinion dominante[1]. »
Christophe de Voogd
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