
"Le Public fantôme", de Walter Lippmann : la déroute des citoyens
Gilles Bastin | 09 octobre 2008
Article sur la parution de la traduction française de The Phantom Public (Walter Lippmann), Le Public fantôme, en partenariat avec la Fondation pour l’innovation politique (Ed. Démopolis, octobre 2008).
« Le citoyen d’aujourd’hui se sent comme un spectateur sourd assis au dernier rang : il a beau être conscient qu’il devrait prêter attention aux mystères qui se déroulent là-bas sur la scène, il n’arrive pas à rester éveillé. » Ce « spectateur sourd », écrit le grand commentateur politique américain Walter Lippmann, c’est le citoyen déboussolé de la « grande société » qui succéda, au tournant du XXe siècle, aux anciennes communautés locales. C’est le paysan du Midwest découvrant dans la presse que l’assassinat d’un archiduc à Sarajevo le conduit dans les tranchées d’Europe. C’est peut-être encore l’homme du XXIe siècle, sommé de prendre position sur la crise financière ou la guerre en Afghanistan tout en sachant intimement qu’il n’en a pas les moyens.
Telle est en effet la thèse centrale de ce texte fameux, publié une première fois aux Etats-Unis en 1925 : le monde est devenu trop complexe pour que le « public » puisse s’en emparer, le discuter, se faire une opinion à son propos. Pour que naisse, en somme, le citoyen éclairé imaginé par la démocratie libérale progressiste à laquelle Lippmann lui-même adhéra dans sa jeunesse. Sous l’effet de la mondialisation des échanges économiques et de la complexification des interdépendances politiques, le nombre des « problèmes » qui se posent au public augmente, nous dit Lippmann. Pire : la capacité du public à les résoudre diminue.
Alors que de nombreux penseurs optimistes de la démocratie – comme Gabriel Tarde ou Charles Cooley – avaient vu dans les médias de masse un moyen de ramener les individus vers les problèmes publics, Lippmann entonne donc ici une rengaine pessimiste appelée à un grand avenir au XXe siècle. Le public, nous dit-il, « écoeuré » devant la complexité des choses et la multiplicité des points de vue, finira « par éteindre son poste pour se réfugier dans une paisible ignorance ».
« RÈGNE DU PRÉJUGÉ »
En 1920, la lecture attentive du New York Times n’avait-elle pas conduit Lippmann à constater que, dans les mois qui suivirent la révolution russe, ce journal avait annoncé plus de 90 fois à ses lecteurs la chute imminente du régime bolchevique ? Si le règne du préjugé remplace celui des faits, si l’objectivité commence à être définie dans les journaux non plus comme une mécanique d’enregistrement du monde extérieur, mais comme la recherche d’un équilibre entre des points de vue, alors c’est peut-être la démocratie elle-même qui est en crise.
Ce sombre tableau, que Lippmann avait d’ailleurs commencé à brosser trois ans plus tôt dans Public Opinion, ne décourage pas totalement l’auteur. Il s’agit en effet ici d‘ »établir la démocratie sur des bases réalistes » en sacrifiant ce poids mort qu’est devenu le concept même de « public ». Le public délibérant n’existe pas, mais des publics peuvent émerger de façon circonstancielle autour de causes précises et choisir de « s’aligner » derrière tel ou tel représentant initié, lui, au mystère de cette cause.
Dès lors, il est possible de déterminer dans quelles conditions cet alignement peut être justifié et comment faire de chaque citoyen un bon juge, choisissant régulièrement celui qu’il soutiendra avant de se retirer dans sa vie privée. En effet, si le public ne peut raisonnablement légiférer, il est à même de choisir ceux à qui il confie cette tâche. « Nous nous accommodons bien des médecins, malgré notre ignorance en médecine, écrit Lippmann ; et des conducteurs de train, bien que nous ne sachions pas conduire une locomotive. Pourquoi ne ferions-nous pas de même avec les sénateurs, nous qui serions incapables de réussir un examen sur les mérites de telle loi sur l’agriculture ? »
On a parfois caricaturé le propos de Lippmann en faisant de lui un défenseur inconditionnel de l’expertise et de la technocratie, l’avocat d’un élitisme antidémocratique ayant choisi la mauvaise solution au problème qu’il posait. Tout en reprenant par exemple de Lippmann le terme de « fabrique du consensus », la gauche critique américaine, à l’image de Noam Chomsky, s’est le plus souvent construite par opposition à cette figure. La lecture de ce livre montre clairement que Lippmann ne goûte en rien la ploutocratie. Puisque la frontière qui sépare les « aveugles » des initiés est mouvante selon les problèmes envisagés, il faut en effet se préparer – c’est pire ! – à ce que les experts eux-mêmes puissent être souvent des aveugles. Le livre manifeste cependant aussi très clairement la défiance fondamentale dans laquelle Lippmann tenait les membres de ce « public » à la « partialité bornée » qui, pour l’essentiel, devait être remis « à sa place » afin de « libérer chacun de nous de ses mugissements et de ses piétinements de troupeau affolé ».
LIBÉRALISME RADICAL
Ce livre marque indéniablement un jalon dans le développement de la pensée libérale conservatrice au XXe siècle. Du reste, le soutien apporté à sa traduction française par la Fondation pour l’innovation politique, un des lieux de réflexion de l’actuelle droite française, pourrait signaler que les idées de Lippmann conservent une certaine force politique. Il est indéniable, en tout état de cause, que les problèmes abordés dans ce livre – abstention électorale, biais médiatiques, développement de l’expertise – nous sont toujours contemporains.
Si l’on en croit sa couverture, sur laquelle le nom de Bruno Latour apparaît en plus gros caractères que celui de Lippmann, ce livre marque peut-être aussi un jalon dans la pensée du sociologue français. La longue préface en témoigne. Bruno Latour, qui partage avec Lippmann une même méfiance à l’égard de concepts englobants comme celui de « public » ou de « société », s’y essaie à réhabiliter cet auteur tout en gommant les aspects les plus conservateurs de son oeuvre. La réception du texte se trouve de ce fait altérée. On a par exemple du mal, en lisant cette préface, comme en lisant le texte peu représentatif du philosophe américain John Dewey (1859-1952) proposé en annexe, à se figurer ce qu’a pu être l’opposition entre ces deux grands penseurs. Une ligne de démarcation très nette oppose pourtant la méfiance de Lippmann à l’égard du peuple lui-même et la critique de Dewey à l’égard du système politique et économique qui, sous l’effet de la propagande et des relations publiques, tend à provoquer « l’éclipse » temporaire du public.
La question de savoir pourquoi Lippmann reste silencieux dans ce livre sur les techniques de manipulation de l’opinion, alors qu’il les analyse dans Public Opinion, est un des mystères que cette publication ne lève pas. Etrange mystère d’ailleurs, si l’on considère que Lippmann participa étroitement, pendant la première guerre mondiale, à l’une des entreprises de propagande les plus célèbres de l’histoire, celle qui convertit l’opinion publique américaine et les fermiers du Midwest à l’interventionnisme en Europe.
LE PUBLIC FANTÔME (THE PHANTOM PUBLIC) de Walter Lippmann. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laurence Decréau, texte présenté par Bruno Latour. Démopolis, 192 p., 20 €.
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