Antisémitisme en France, le retour de la peur

Erwan Seznec | 13 octobre 2023

Les Juifs seraient responsables de tous les malheurs du monde : une croyance partagée par une nébuleuse d’islamistes, de complotistes, de militants des extrêmes.

Tout porte à craindre que les combats qui opposent Israël et le Hamas, à 3 300 kilomètres de Paris, vont relancer en France un antisémitisme qui n’a jamais réellement disparu. Pour mesurer à quel point il est encore vivace, taper « juif » dans le moteur de recherche du réseau VK (l’équivalent russe de Facebook), c’est comme embarquer sur la nef des fous. Sur ce réseau social où la « liberté d’expression » s’exprime sans aucun filtre se donnent rendez-vous des complotistes de tout acabit, qui publient des contenus ahurissants, en français. Ainsi, les lieux de culte européens formeraient une ligne de communication avec l’au-delà que les Juifs veulent couper. Les Juifs auraient organisé les attentats du 11 septembre 2001 pour nuire au monde musulman. Ils mettent des colorants toxiques dans nos aliments pour affaiblir la chrétienté. Ils organisent l’immigration pour hâter un choc des civilisations, dont Israël sortira vainqueur. La guerre en Ukraine ? Le « judéo-nazi » Zelensky a provoqué Poutine. Le Covid ? Un complot juif visant à vendre des vaccins. Le réchauffement climatique ? Un autre complot, juif évidemment, pour empocher la taxe carbone. On trouve aussi sur le réseau d’insoutenables apologies du IIIe Reich, sur fond d’images d’enfants morts en déportation.

Un éternel recommencement, qui n’étonne pas l’historien Marc Knobel : « La peste noire de 1347-1352, c’était déjà eux. » Massacres à la clé. Président du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), Yonathan Arfi se souvient d’avoir vu des publications soutenant que « le trajet de la manifestation parisienne en soutien à Charlie Hebdo en janvier 2015 dessinait la carte d’Israël ». L’expression de l’antisémitisme est un délit. L’antisionisme est un point de vue. Bien entendu, le second sert souvent de masque ou d’excuse au premier. La simultanéité entre la seconde Intifada (de 2000 à 2005) et le regain de vigueur des actes antisémites en France était flagrante. Les mêmes causes risquent de produire les mêmes effets. L’opération Al Aqsa est une attaque très violente contre Israël. Les représailles, qui seront vraisemblablement à la hauteur de l’enjeu, vont donner à tous les antisémites du pays une occasion inattendue de se déchaîner. Ils sont nombreux et de profils variés. « On est passé de quelques dizaines d’actes antisémites recensés chaque année avant l’an 2000 à plusieurs centaines aujourd’hui », rappelle Yonathan Arfi, pour qui « l’antisémitisme est devenu un lieu de rencontre », le café du commerce préféré de tous les complotismes. « Les Juifs en France, résume Marc Knobel, c’est 446 000 personnes, soit 0,67 % de la population, mais 41 % des victimes de violences à caractère raciste ! Depuis 2006 en France, treize Juifs ont été assassinés parce que juifs, la plupart par des islamistes, dont les trois morts de l’Hyper Cacher de Vincennes en 2015 et les quatre de l’école Ozar Hatorah de Toulouse. »

« Gloubi-boulga idéologique ». Notre pays abrite la troisième communauté juive mondiale, après Israël et les États-Unis. Pour la plupart, ses membres vivent sans essuyer insulte ou menace, sans discrimination au faciès ou à l’embauche. Toutefois, personne n’est dupe. Des tactiques d’évitement ont été mises en place. En région parisienne, les Juifs se font rares dans les communes à majorité musulmane de Seine-Saint-Denis. Ceux qui le peuvent déménagent vers le 17 e arrondissement de Paris et préfèrent la casquette à la kippa dans les transports en commun. À Paris comme à Marseille, beaucoup ont retiré leurs enfants des écoles publiques… et observent les enquêtes d’opinion avec effarement.

Selon la radiographie de l’antisémitisme publiée en 2022 par la Fondapol et l’American Jewish Committee (AJC), un sondé sur quatre en France pense que les Juifs ont trop de pouvoir dans les médias (24 %) et dans la finance (26 %). Un sur dix les tient pour « responsables de nombreuses crises économiques », avec une pointe à 24 % chez les répondants de confession ou de culture musulmane. La moitié de ces derniers (51 %) adhèrent à la théorie qui voudrait que les Juifs tiennent les banques et les canaux d’information. Idem pour un tiers des sympathisants de Jean-Luc Mélenchon qui sont plus nombreux que les électeurs RN (29 % contre 27 %) à considérer que les Juifs ont « trop de pouvoirs dans les médias », comme le déclarait Jean-Marie Le Pen à la revue Présent en 1989…

Fondateur de l’Observatoire du conspirationnisme, Rudy Reichstadt analyse la crise des Gilets jaunes, dans un livre à paraître en 2024. L’idée communément admise consiste à dire que le mouvement antifiscal aurait été « parasité » par des antisémites en mal d’audience, de Dieudonné à Alain Soral, en passant par le militant d’ultra-droite Hervé Ryssen. En réalité, relève Reichstadt, le ver était dans le fruit bien avant l’opération de récupération de ces figures. « Une enquête d’opinion Ifop sur le complotisme, réalisée du 21 au 23 décembre 2018, montre que 44 % des Gilets jaunes approuvent l’idée qu’il existerait un complot sioniste à l’échelle mondiale. »

Les Gilets jaunes ont obéi à un vieux schéma qui veut que « le complotisme mène à l’antisémitisme », résume l’historien spécialiste de l’antiracisme Emmanuel Debono. Le point de départ n’est plus forcément l’extrême droite païenne ou catholique façon Civitas. Emmanuel Debono évoque « une complaisance coupable à gauche », alimentée par un « gloubi-boulga idéologique », mêlant antisionisme, indigénisme et défense des racisés. « Un mouvement antiraciste venu des États-Unis fait des Juifs “l’angle mort de la lutte antiraciste”, parce qu’ils sont blancs », déplore Anne-Sophie Sebban-Bécache, directrice d’AJC Paris. Les arrière-pensées électoralistes n’arrangent rien. L’invitation du rappeur Médine aux journées d’été 2023 des Verts et des Insoumis n’était pas une si grande surprise. Le chanteur est aussi connu pour sa quenelle, son antisionisme, ses sympathies pour des islamistes comme Tariq Ramadan ou encore son récent jeu de mots antisémite sur Rachel Khan.

Arrière-pensées.Obnubilées par leur combat contre l’impérialisme, des figures de gauche se sont mises à dérailler. Le 6 juin 2021, sur France Inter, à la consternation générale, Jean-Luc Mélenchon annonçait qu’un « grave incident ou un meurtre »serait commis pendant la dernière semaine de la campagne présidentielle… Dans le but de manipuler l’opinion ? Il cite alors l’exemple de la traque de Mohammed Merah, le tueur de Toulouse, intervenue en pleine campagne présidentielle. L’idée qu’il aurait été la marionnette de la police, au service d’un vaste complot juif, prospère alors dans une partie de la communauté musulmane agitée par des prédicateurs de haine. Sans être antisémite, une partie de la gauche semble avoir renoncé au combat contre l’antisémitisme, par désintérêt… ou par arrière-pensée clientéliste. Plus récemment, en juillet, le leader Insoumis s’en prenait au président du Crif, Yonathan Arfi, en l’accusant d’utiliser « la cérémonie à la mémoire des victimes de la rafle des Juifs par la police française pour [le] prendre à partie. Abject. L’extrême droite n’a plus de limite », suggérant que le Crif serait une organisation… d’extrême droite !

La liste antisioniste de Soral et Dieudonné aux européennes de 2009 a atteint un très faible score (1,3 % des voix en Île-de-France), en trompe-l’œil, relève Rudy Reichstadt qui rappelle qu’elle avait « réalisé des scores à deux chiffres dans certains bureaux de vote ». Un député socialiste, qui souhaite conserver l’anonymat, se souvient d’une conversation avec un collègue inquiet de l’Essonne au moment de la seconde Intifada en 2001. Il lui disait : « Moscovici, Strauss-Kahn, Dray… Le PS est trop marqué, ça nous coûte des voix dans les cités… »

Comment réagir ? « On lutte contre les préjugés en luttant contre l’ignorance », estime Anne-Sophie Sebban-Bécache. « Dire que les Juifs sont partout prend très peu de temps. Le déconstruire, c’est plus long », prévient Marc Knobel. Pour Rudy Reichstadt, il ne faut pas avoir peur de mettre les pieds dans le plat : oui, il y a peut-être plus de Juifs parmi les élites que ne le voudrait une hypothétique règle de représentativité communautaire, mais ces derniers ne « tiennent » rien. Quant à leur présence, elle s’explique par des raisons historiques et leur adhésion originelle au modèle républicain (lire p. 134). Cette position ne fait cependant pas consensus : « C’est délicat, prévient Emmanuel Debono. On risque de tomber dans le piège de la justification permanente. » Pour Yonathan Arfi, « il ne faut pas se tromper de combat. L’antisémitisme en dit plus long sur ses auteurs que sur ses victimes. Il est révélateur de failles dans notre capacité à faire nation. Les Juifs sont ciblés parce qu’ils sont assimilés à l’establishment et en même temps ultraminoritaires. C’est une cible commode ».

« On ne parle pas seulement d’une menace pour les Juifs, mais pour l’ensemble de la République », approuve Marc Knobel. Il ne se fait aucune illusion, l’antisémitisme ne mourra pas. « Il est ancien, adaptable, attractif… »« S’il avait dû disparaître, renchérit Rudy Reichstadt, il l’aurait fait avec Auschwitz. Comment croire encore que les Juifs dominent le monde après la Shoah ? »

Retrouvez l’article sur lepoint.fr

François Legrand, Simone Rodan-Benzaquen, Anne-Sophie Sebban-Bécache, Dominique Reynié (dir.), Radiographie de l’antisémitisme en France – édition 2022, (Ifop, Fondation pour l’innovation pour l’innovation politique, American Jewish Committee, janvier 2022).

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