Prestigieuse et ultrasécurisée : plongée au cœur de la dissuasion nucléaire française

Charles Jaigu | 28 juillet 2023

EXCLUSIF - Le Figaro Magazine a pu visiter deux des cinq sites où la dissuasion nucléaire est méthodiquement construite depuis que la France a renoncé aux essais. Rencontre exceptionnelle avec les équipes qui font la bombe, à l'heure où le film Oppenheimer nous rappelle les débuts de cette histoire qui fascine et terrifie.

« Ça, je peux vous le dire, ce n’est plus classifié », glisse de temps en temps le « Dam », Vincenzo Salvetti, au cours de notre visite de l’installation du Laser Mégajoule, à 40 kilomètres au sud de Bordeaux. Dam, c’est l’acronyme de Direction des applications militaires, devenu nom de code du patron de l’une des branches du très réputé Commissariat à l’énergie atomique, créée en 1958. Le Dam est l’un des personnages clés de l’État profond, qui briefe directement Emmanuel Macron sur l’état de la dissuasion.

Salvetti est un ingénieur aéronautique entré il y a vingt-trois ans dans ce sérail d’ingénieurs en treillis. Cet amateur de rugby à la voix bien timbrée nous a d’abord reçus dans son bureau, sur le site très protégé de Bruyères-le-Châtel. On s’y déplace en voiture électrique entre des bâtiments discrets construits dans les années 1970. Ils sont éparpillés entre les arbres, ce qui donne à l’ensemble une ambiance studieuse et bucolique.

Vincenzo Salvetti se distingue, entre autres caractéristiques, par une maîtrise de l’art difficile de dire ce qui est dicible et de taire ce qui est secret. Depuis un an, le degré de déclassification des informations sur la dissuasion augmente légèrement. La validation de notre demande d’accréditation avec un photographe par l’Élysée est « la première à ce niveau », nous répète-t-on.

Peu avant notre visite, Vincenzo Salvetti a été auditionné par la commission de la Défense du Sénat. À la fin de son intervention, son président, Christian Cambon, l’a remercié de la quantité d’informations divulguées : « D’habitude, quand on interroge ici le ministre ou les états-majors sur ces sujets, on a le droit à trois phrases et puis c’est tout. Ce n’est pas votre cas, vous nous avez dit beaucoup. » La guerre en Ukraine a remis le sujet au cœur des conversations et convaincu l’Élysée qu’il fallait augmenter la transparence sur ce dossier. La Dam s’ouvre. Le Dam parle. Car il a aussi besoin de recruter. Les ingénieurs ignorent le niveau d’excellence qui s’y est développé en soixante ans de maîtrise de l’outil militaire atomique.

Sites très protégés

La dissuasion nucléaire est une évidence française, au même titre que les défilés de mode et la baguette de pain. Mais elle se décline différemment des autres puissances dites « dotées ». Rappelons qu’une puissance est dotée quand elle est reconnue par le traité de non-prolifération comme détentrice légitime de l’arme nucléaire.

Cela concerne les pays qui l’ont acquise avant 1967 (États-Unis, Russie, France, Angleterre, Chine). Les autres puissances sont dites « proliférantes ». Elles ont acquis une compétence nucléaire en contravention avec les traités (Israël, Inde, Pakistan, Corée du Nord). La France, notamment, est la seule nation à avoir fait le choix irréversible des essais simulés.

Après notre visite du QG francilien, nous découvrons le site du Centre d’études scientifiques et techniques d’Aquitaine (Cesta), où se trouve le Laser Mégajoule (LMJ). Il est l’une des pièces maîtresses du dispositif de simulation mis en place après les derniers essais polynésiens en 1996. L’autre site se trouve en Côte-d’Or ; on y teste des maquettes d’amorce de charges nucléaires. Et c’est à Cadarache, près de Marseille, que l’on fabrique des maquettes d’amorce de charges nucléaires de quatre sous-marins lanceurs d’engins, qui garantissent, avec la flotte aéroportée de Saint-Dizier, dans l’est de la France, la capacité de frappe à tout moment et « tous azimuts ».

Un Laser dans les landes

Le général de Gaulle a fait du nucléaire une « volonté d’État », disent les historiens pour souligner que la recherche avait commencé avant lui, en bonne intelligence avec les Américains, mais qu’elle a acquis avec lui une dimension prioritaire, sans les Américains. Il est souvent rappelé qu’il a conféré au président l’autorité du suffrage universel direct pour lui donner toute légitimité à déclencher le feu nucléaire en cas d’extrême nécessité. La logique politique, la compétence scientifique et la bonne exécution militaire forment un tout, dont le réglage fin a été mis au point en soixante ans de Ve République. La crédibilité de la dissuasion repose sur cette chaîne de commandement huilée.

Le LMJ en est un exemple mal connu. « Il est l’un des trois seuls de ce type au monde avec le National Ignition Facility, à Livermore (Californie), et celui que les Chinois sont en train de faire sortir de terre », glisse le directeur du site, Sébastien Barré. La Russie, en revanche, ne divulgue pas d’informations à ce sujet. En attendant, « aucun Chinois ne peut approcher de cette enceinte », nous confirme un responsable, en désignant les 700 hectares ultrasécurisés.

Depuis sa création, aucune effraction n’a été déplorée. « On la verrait venir de loin », nous dit l’un des membres du Cesta. Sur cette terre plate des Landes se dresse donc un bâtiment rectangulaire de 300 mètres de long. Au centre, une tour en partie enterrée domine le bâtiment. À l’intérieur de ce hangar futuriste se trouvent des dizaines de faisceaux laser.

Bras robotisés

Faute d’avoir le budget américain, le LMJ a programmé sur plus de dix ans la mise en route graduelle du nombre de lasers pour atteindre 176 faisceaux en 2025. Depuis la salle de contrôle, les ingénieurs donnent le top départ d’une expérience de fusion qu’il aura fallu « en moyenne préparer pendant dix-huit mois », nous disent-ils. Il s’agit de faire converger les faisceaux laser vers une sphère de 10 mètres de diamètre entourée de 300 tonnes de béton et d’aluminium.

Des bras robotisés positionnent une minuscule bille de deutérium-tritium, deux atomes dont la fusion est à la base du rayonnement des étoiles. La détonation sera inaudible et invisible, car la durée d’impulsion du laser sur cette pauvre bille est d’un milliardième de seconde . Mais elle permet de dégager une puissance de 400 térawatts, soit l’équivalent de 400.000 tranches nucléaires.

Réussir l’ajustement du laser et de la bille revient à « envoyer depuis Paris un ballon de basket pour le faire entrer dans un panier à New York », fait observer un opérateur. Quand on compare le Laser Mégajoule à un laboratoire d’astrophysique, on n’a pas tout à fait tort. Au cours de cette apocalypse éclair, la température se chiffre en millions de degrés et la pression en milliards de fois celle de l’atmosphère.

« On reproduit avec le LMJ les conditions qui sont celles qu’on trouve dans les armes nucléaires, mais aussi au cœur des étoiles », résume un physicien. Or, la bombe thermonucléaire est bien cela : un phénomène de fusion atomique, comparable à celui du soleil. Un jour, peut-être, la fusion ne sera pas au service d’une arme mais de l’énergie civile. Ce rêve suprême pourrait être atteint, selon les optimistes, à la fin de ce siècle. Un peu tard, donc. Mais pour le moment, la France est dans la course de cette physique de l’extrême.

Indispensable simulation

On connaît le paradoxe de la dissuasion : il s’agit de produire une bombe thermonucléaire ultraperformante… afin de ne jamais l’utiliser. « Nous devons, en permanence, maintenir à un haut niveau de crédibilité notre capacité de riposte. Pour cela, il faut s’adapter aux défenses de l’adversaire, et nous assurer que l’arme atteindra la cible visée grâce à sa furtivité et sa vélocité », résume le Dam. En 1996, la France a été violemment prise à partie par la planète antinucléaire lors de sa dernière campagne d’essais. Puis elle a signé en 1998 le traité d’interdiction complète des essais (Tice). Et elle est aujourd’hui la seule à avoir entièrement démantelé ses sites en sous-sol. Elle a été la première nation à garantir une arme nucléaire par la simulation, en 2009.

« Même si elle voulait recommencer des essais, il lui serait impossible de revenir en arrière », conclut Vincenzo Salvetti. Ce n’est pas le cas des autres États dotés, qui n’ont pas détruit ces infrastructures, même si aucun essai n’a été détecté, à l’exception de ceux de la Corée du Nord. « Trois cent vingt et une stations de détection sismique sont réparties sur la planète, dont 24 sont financées par la France : on sait qui fait quoi », nous rappelle un membre du CEA.

Un État ne peut pas accéder au programme de simulation sans essais préalables. Les données archivées au cours des 210 essais effectués par la France entre 1960 et 1996 ont été indispensables, et le sont toujours, pour valider ses expériences de simulation. « D’autres États dotés d’armes nucléaires n’ont pas nécessairement de simulation, mais cela ne conditionne pas pour autant la crédibilité de leur dissuasion. Chaque pays doté met en œuvre les moyens qu’il juge nécessaires pour crédibiliser sa dissuasion en fonction de sa doctrine », nuance Salvetti. La priorité accordée à la performance des têtes nucléaires est au cœur de la doctrine française, mais pas forcément des autres.

Tous les États n’en ont pas les moyens, ou la volonté, comme l’atteste l’absence de la technologie du Laser Mégajoule dans six des neuf pays détenteurs. « Il faut avoir des scientifiques compétents, de puissants ordinateurs (plusieurs dizaines voire centaines de millions de milliards d’opérations par seconde) et des installations expérimentales comme le LMJ », résume Vincenzo Salvetti. Étant donné qu’une tête nucléaire a une durée de vie « d’environ vingt ans à cause de son propre vieillissement ou de l’évolution des défenses adverses », cela suppose de la remplacer pour maintenir la dissuasion. « L’effort de perfectionnement et d’optimisation de la charge nucléaire et de son enveloppe est très important pour un pays comme la France, qui maintient son arsenal nucléaire au niveau strictement suffisant afin de ne pas céder à une logique de course aux armements », conclut-il.

L’Iran, si près, si loin

En 2009, Nicolas Sarkozy avait révélé que le nombre de têtes strictement suffisant était estimé par la France à moins de 300. Il soulignait par là l’écart avec les superpuissances surdotées. « Si on suit les évaluations du chercheur Hans Kristensen, la France est en quatrième position derrière la Chine, qui détiendrait environ 400 têtes. Nous supposons qu’elle veut rejoindre les deux superpuissances nucléaires, qui en détiennent autour de 1500 chacune, comme l’indique le traité New Start », nous confie un diplomate. Mais, la France le martèle, le nombre des têtes n’est qu’un des aspects de la dissuasion.

« La perception internationale de la crédibilité d’un pays, chez ses adversaires comme chez ses alliés, est un élément clé du jeu des puissances, et toute incohérence entre déclarations, capacités militaires et actions concrètes a des conséquences lourdes », écrivait Nicolas Roche dans Pourquoi la dissuasion (Éditions Puf) – l’auteur, fin connaisseur du dossier iranien, a été nommé ambassadeur à Téhéran en 2022. « La projection de la détermination à agir de façon décisive en cas de conflit est au moins aussi importante que l’action elle-même », écrit-il aussi afin de résumer la quintessence de cette théorie de la « posture ».

Le cas iranien souligne d’ailleurs l’écart très important qui demeure entre un État doté et un État qui cherche à entrer dans ce « jeu des puissances » nucléaires. Cet écart porte sur la nature de la charge, mais aussi sur la capacité à atteindre la cible. « Nous savons que les Iraniens sont à une semaine de posséder une charge nucléaire, mais ils seront contraints de la tester avec des essais en sous-sol, car il est impossible de passer à la simulation directement, et il leur faudra aussi maîtriser la balistique de sortie de l’atmosphère, puis de rentrée, ce qui est très difficile », relève une source du Quai d’Orsay.

La dissuasion, ça marche

La cohérence de l’approche française impressionne. Son coût modique également. Lors d’un déjeuner non loin du LMJ, le Dam nous confie qu’il n’a pas besoin de plus des 3,2 milliards d’euros annuels prévus. « J’ai exactement ce qu’il faut », insiste-t-il. Mais il souligne, en revanche, que s’il fallait construire aujourd’hui une dissuasion à partir de rien, « la France n’y arriverait pas, l’effort budgétaire serait trop important ». Si les sites qui racontent l’histoire de la dissuasion française ressemblent à ce point au décor d’un film d’OSS 117, ce n’est pas un hasard. C’est à cette époque que l’effort a eu lieu, passant de 0,2 à 1 % du PIB. Après 1990, il redescendra à 0,47.

« Les crédits nucléaires en 1967 sont de 20 % du budget de la défense, contre 12 % entre 2014 et aujourd’hui, soit 0,12 et 0,15 % du PIB », écrit Nicolas Roche. Au moment où le nucléaire civil reprend difficilement des couleurs, la dissuasion nucléaire affiche donc une force tranquille. Non seulement parce qu’il s’agit d’une voie d’exploration scientifique prometteuse pour la recherche de nouvelles énergies, mais surtout parce que la doctrine de la dissuasion a prouvé, dans les faits, son efficacité. Jamais depuis 1945 un État doté ou proliférant n’a attaqué frontalement un autre État nucléaire ou protégé par une puissance nucléaire. Appliqué à la France, qui pratique à haute dose l’autoflagellation, le voyage au cœur de la dissuasion est un exemple de maîtrise.

C’est aussi une marque de prestige qui ne doit pas être sous-estimée. L’indépendance de la dissuasion française permet de regarder Moscou dans le blanc des yeux, mais aussi Washington. « N’aurait-il pas été plus difficile de s’opposer aux États-Unis lors de la guerre en Irak si la France avait été dans une situation de dépendance ­stratégique vis-à-vis de ce pays »,se demandait récemment Bruno Tertrais dans une note de la Fondation pour l’innovation politique. L’Allemagne s’y était opposée aussi, mais elle n’avait pas la bombe. La France a la bombe, et elle l’a toute seule, simulée, crédible et dissuasive.

Retrouvez l’article sur LeFigaro.fr

Bruno Tertrais, Quel avenir pour la dissuasion nucléaire, Fondation pour l’innovation politique, octobre 2022

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