
«Comment être encore libéral dans ce monde?» – La chronique d’Erwan Le Noan
Erwan Le Noan | 22 octobre 2023
« Dans la peine et la douleur parfois, dans l’enthousiasme souvent, la liberté et le respect de la dignité humaine sont d’incessants et d’interminables combats »
Comment défendre encore l’humanisme libéral après le 7 octobre 2023, jour d’infamie et de douleur, où, pour la première fois depuis la Shoah, des centaines de Juifs ont été pris pour cibles, torturés, exécutés, dans le but de leur extermination préméditée ? Comment y croire après que d’autres ont, par leurs contorsions lâches, nié les faits et par là l’humanité des Israéliens et le droit à la reconnaissance des victimes ? Comme Elie Wiesel ou Primo Levi s’interrogeaient sur « le concept de Dieu après Auschwitz », selon un titre de Hans Jonas, une question émerge pour la conscience libérale : comment y croire encore ?
La tentation de s’écarter est double.
L’une est d’ordre philosophique. L’humanisme libéral se construit sur un principe de confiance dans l’individu. Il se distingue à ce titre des autres pensées politiques, comme le socialisme ou le conservatisme qui postulent que livré à lui-même, l’être humain erre – et qu’il doit dès lors être guidé par une élite miraculeusement éclairée. Pourtant, comment rester humaniste quand « les images sont atroces et puissantes, et les mots sont fragiles et impuissants », pour reprendre les mots de l’écrivain israélien Aharon Appelfed, survivant des camps de la mort ?
L’autre est politique. Dans un contexte si funeste, un réflexe de survie collective conduit à vouloir faire taire les divisions pour assurer la paix civile, d’autant que celle-ci est fragile. Un autre pousse à promouvoir la répression en dehors du droit commun, pour exclure de la communauté civique les membres qui la menacent dans ses fondements et son existence (Guantanamo).
Débat. Un premier élément de réponse est que l’humanisme libéral accorde son crédit au libre arbitre : si l’homme peut choisir le pire (c’est « la leçon de l’indicible, de l’impensable banalité du mal » selon Hannah Arendt), il est également apte au supérieur. En tout état de cause, la confrontation des options doit faire émerger le meilleur équilibre, sans que le progrès ne soit malheureusement linéaire. Les réponses au terrorisme s’élaborent dans la délibération, sans faillir face à l’ennemi : le débat n’est pas un signe de faiblesse.
Un second point est que la réflexion libérale est un effort de penser contre soi-même. Elle organise les tempéraments à la passion, au niveau individuel d’abord, en incitant chacun à penser contre « la tribu », dirait Mario Vargas Llosa ; au niveau institutionnel ensuite : si la pensée libérale valorise l’Etat de droit, c’est parce qu’il est indispensable de prévoir des garde-fous pour protéger les droits fondamentaux contre les résultats les plus aberrants.
Se remémorant les agressions dont il fut la victime dans son enfance marseillaise, Albert Cohen interrogeait : « Dites, antisémites, mes frères, êtes-vous vraiment heureux de haïr et fiers d’être méchants ? Et est-ce là vraiment le but que vous avez assigné à votre pauvre courte vie ? ». « Ce côté inhumain fait partie de l’humain » comme le disait Romain Gary des nazis.
Contrairement aux idéologies du XXe siècle, le libéralisme forme le constat que la nature humaine est imperfection et que cette propriété faillible ne saurait se résoudre sans lui porter atteinte : si chacun peut s’amender individuellement, les fantasmes d’« homme nouveau » n’ont jamais produit que misère, malheur et mort. Dans la peine et la douleur parfois, dans l’enthousiasme souvent, la liberté et le respect de la dignité humaine sont d’incessants et d’interminables combats.
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