
Dette publique : pourquoi tant d’indifférence ?
Kevin Badeau | 12 avril 2023
La dette publique française se creuse sans affoler grand monde, à l’exception de quelques spécialistes. D’où vient ce désintérêt ?
Une ardoise astronomique. La dette publique française a atteint 2 950 milliards d’euros fin 2022, soit 111,6 % du produit intérieur brut (PIB), selon les données de l’Insee publiées le 28 mars. Au rythme auquel l’État multiplie les dépenses, la dette des administrations publiques devrait franchir le seuil symbolique des 3 000 milliards dans le courant de l’année 2023.
Ce chiffre, bien que hautement symbolique, s’invite pourtant dans l’actualité économique sans déclencher de vifs débats, éclipsé par les retraites et l’usage du 49.3. « L’opinion publique n’est pas homogène en matière de perception de la dette. Une partie s’inquiète du franchissement des 3 000 milliards, une autre semble désintéressée », observe l’économiste Jean-Yves Archer, spécialiste des dépenses publiques.
Il y a pourtant de quoi se faire un sang d’encre. L’État n’a plus présenté un seul budget à l’équilibre depuis 1974 et le montant de la dette poursuit son ascension sans répit, avec une forte accélération à partir de la décennie 2000. Les administrations publiques françaises se sont endettées de 635 milliards sous Nicolas Sarkozy (2007-2012), un quinquennat marqué par la crise financière. La dette s’est ensuite creusée de 396 milliards avec François Hollande (2012-2017). La situation s’est détériorée de 700 milliards sous Emmanuel Macron, pour beaucoup en raison de la crise sanitaire du Covid-19.
Second plan
Bien sûr, l’opinion publique n’est pas complètement insensible au sujet. Dans son étude « Dette publique, inquiétude publique » (2010), le groupe de réflexion La Fondapol observait à l’époque une « large prise de conscience de l’endettement de l’État dans le pays » mais que la réduction de la dette publique ne se plaçait pas en tête des priorités des Français.
Une décennie plus tard, les choses n’ont pas changé. Le sujet est toujours relégué au second plan, bien que la situation se soit aggravée. Un sondage de l’Ifop pour Acteurs publics, EY et l’Observatoire des politiques publiques révélait en novembre 2021 que 81 % des Français jugeaient le niveau d’endettement « inquiétant ». Pour autant, la maîtrise des dépenses publiques a totalement été éclipsée du débat politique lors de l’élection présidentielle qui s’est tenue au printemps 2022. « Les Français sont davantage préoccupés par l’inflation et “la fin du mois” », décrypte Jean-Yves Archer, qui vient de publier Les Économistes face à la notion d’ignorance chez Diderot (2023).
Accoutumance et inconséquence
Certes, il y a toujours une bonne raison conjoncturelle pour faire l’autruche. Pour autant, ce relatif désintérêt a ses raisons profondes. L’économiste Philippe Crevel estime que l’opinion publique a fini par se familiariser avec ce malheur français. « Cela fait des décennies que les Français entendent parler de l’augmentation de la dette. Dans les années 1980, la droite fustigeait déjà le “laxisme” de François Mitterrand », rappelle le fondateur de la société d’étude Lorello Ecodata. Il ajoute : « À force, il y a une forme d’accoutumance… »
L’endettement monstre de l’État apparaît également comme une problématique abstraite. « Les 3 000 milliards d’euros sont un seuil hautement symbolique dont il est compliqué de comprendre la globalité, surtout si l’on se place à l’échelle d’un ménage », explique Jean-Yves Archer. Les Français n’en mesurent pas, non plus, les conséquences directes. « Frédéric Bastiat nous a déjà tout dit dans son fameux ouvrage Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas (1850). La dette, c’est loin, indolore à court terme, sans effet réellement palpable au niveau individuel », explique l’économiste Pierre Bentata, maître de conférences à l’université Aix-Marseille, qui vient de publier Tous notés aux éditions de l’Observatoire.
En 2014, quand le montant de la dette publique tutoyait les 2 000 milliards d’euros, nombre d’économistes et de dirigeants politiques ont fait part de leur vive inquiétude. Pour autant, quand le plafond a fini par crever, les Français (à moins d’être économistes) n’ont jamais vu leur niveau de vie baisser. « Puisqu’il n’y a pas d’effet “fin du monde”, cela concourt à l’idée qu’il ne se passe rien. Et donc que seuls les chafouins et les chafouines s’en inquiètent », résume Philippe Crevel.
La dette ? Quelle dette ?
Une autre explication à ce « je-m’en-foutisme » tient peut-être à l’absence de consensus sur la dangerosité de l’endettement public. Les partisans de la théorie monétaire moderne, un courant en vogue au sein de la gauche américaine, estiment que la dette publique n’est pas un problème en soi. L’idée est notamment défendue dans Le Mythe du déficit (2021), un livre de Stephanie Kelton, ancienne conseillère économique de Bernie Sanders, le candidat malheureux aux primaires démocrates américaines de 2016 et 2020.
Pour résumer, si un État s’endette dans sa propre monnaie, alors il peut dépenser sans limites puisqu’il se finance via sa banque centrale, l’institution qui émet pour lui de la monnaie ! C’est d’ailleurs peu ou prou ce qui se passe… « Depuis les années 2000, les capacités d’endettement des États ont beaucoup augmenté grâce à l’appui des banques centrales », rappelle l’économiste Pierre Bentata. Cette pratique, ultracontestée, donne le sentiment que les banques centrales, comme la BCE ou la Fed, peuvent racheter de la dette et… l’effacer.
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Jérome Fourquet, Dette publique, inquiétude publique, Fondation pour l’innovation politique, juin 2010.

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