Dominique Reynié : « Le christianisme, à l’origine des démocraties »

Dominique Reynié, Jean-Luc Mouton | 15 septembre 2021

Le XXIe siècle du christianisme. Sous ce titre, Dominique Reynié, politologue, a réuni dans un ouvrage collectif les meilleurs spécialistes autour de la question religieuse. Il en ressort que les
élites françaises auraient bien tort de négliger une religion qui est au cœur de notre identité. Entretien.

Notes

1.

Pippa Norris et Ronald Inglehart, Sacré versus sécularisation. Religion et politique dans le monde. EUB, 2015, 480 pages.

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La Fondation pour l’innovation politique (Fondapol) s’intéresse au religieux et au christianisme en particulier, pourquoi ?

Le point de départ est que le fait religieux a une importance qui n’est pas suffisamment connue en France. La France est persuadée d’en avoir fini avec la religion. C’est une vue de l’esprit et qui ne tient pas compte – c’est plus grave – de l’évolution des choses. Parce que le fait religieux s’affirme en réalité. La Fondation a déjà publié nombre d’études sur l’islam. Et pas moins de 47 sur le fait religieux en général. Nous proposons dans l’ouvrage que la Fondation pour l’innovation politique publie une série d’interventions avec d’éminents spécialistes sur le fait chrétien aujourd’hui. Ceci pour contribuer modestement au retour d’une considération publique pour le fait religieux auprès des élites responsables dans notre pays (élus locaux, nationaux, parlementaires, associations…). Le religieux n’est pas, comme on l’imagine volontiers dans ce pays, une anomalie mais plutôt un phénomène montant avec lequel il va falloir s’accorder. Ce retour du religieux se déploie aujourd’hui dans le monde de manière spectaculaire. Il n’est pas celui qu’on imaginait, il est plutôt allogène, mais il doit nous poser question.

La France – et cela fait partie de son charme ! – confond sa propre évolution avec celle du monde. Nous avons l’impression que s’il y a une baisse de la pratique religieuse chez nous, elle est forcément universelle, sauf qu’il n’en est rien! Notre République est au fond celle des radicaux qui considéraient la dimension religieuse comme une scorie de siècles obscurantistes, du passé. La vision républicaine a fini – et c’est très étrange – par obérer avec le temps une des sources de l’universalisme, à savoir qu’il existe d’autres manières de vivre l’existence prenant en compte le fait religieux comme une possibilité offerte pour vivre et s’engager.

Nous lions communément le recul de la religion au progrès et à la science, vous montrez que le retour du religieux aujourd’hui est attaché aux questions de pauvreté et de sécurité…

Les données les plus sérieuses, en particulier les travaux de Pippa Norris et Ronald Ingelhard1, mettent en lumière des phénomènes intéressants dans nos sociétés. Là où il y a un risque égotropique ou sociotropique, c’est-à-dire un risque sur la sécurité de la personne, où le système est menaçant, où l’on est à la merci de n’importe quel drame, disent les auteurs, on découvre des sociétés très religieuses. Il y a un lien entre la perception d’un risque existentiel et l’affiliation religieuse.

« Le christianisme a fondé l’idée d’un pouvoir modéré, tempéré et structuré autour de l’État de droit »

L’inquiétude face à l’avenir et les risques existentiels touchent aujourd’hui toutes les sociétés, y compris les plus riches et développées. Une des conséquences de cette inquiétude est le retour au premier plan de la famille. La religion reste une réponse pour les temps difficiles et favorise la solidité familiale. Or les principales religions placent la famille au centre de leur vision de l’humanité. La famille est d’ailleurs beaucoup plus reproductive quand il y a une affiliation religieuse que quand il n’y en a pas.

Vous développez dans votre introduction le thème de la désécularisation. La sécularisation de nos sociétés serait-elle révolue ?

Cette thèse existe dans le monde des sciences sociales. C’est l’idée que non seulement, il n’y a pas de sortie du religieux, mais une permanence ou un redéploiement. Là où on avait observé un effacement du religieux, il y a un retour sous des formes diverses. L’idée que la modernité, avec ses capacités scientifiques et techniques, permet à l’homme de maîtriser pleinement son destin sans s’en remettre à un recours métaphysique ne tient plus aujourd’hui. Cela a été une découverte pour moi.

D’une part, on confond souvent la sécularisation avec le déclin du christianisme en Europe de l’Ouest. En Europe orientale, la chute du communisme a replacé les Eglises au cœur de la vie sociale. Dans le même temps, on note un renouveau évangélique en Amérique latine, aux Etats-Unis, en Afrique et jusqu’en Asie… Sans évoquer encore les nouveaux mouvements religieux et la recherche de nouvelles spiritualités.

Par ailleurs, les historiens considèrent qu’on a probablement surestimé les pratiques religieuses d’autrefois. Quand on mesure le déclin, on ne sait pas par rapport à quoi on le mesure.

Mais le retour du religieux est peut-être avant tout l’irruption du multiculturalisme dans nos sociétés?

Bien entendu, la présence bien visible sur notre sol de l’islam a changé la donne religieuse. Mais, on observe aussi des phénomènes inverses. L’islam est dans le même temps travaillé par sa présence en Europe et en France. D’un côté, nous voyons que la religion est toujours là et cela nous interpelle. Mais tout est mouvant, changeant, et se métamorphose. La déstabilisation existentielle est universelle. Les croyants sont touchés dans leur foi par les évolutions du monde qui peuvent les renforcer ou les amener à prendre des distances, voire à changer de religion. Ou aller vers l’athéisme. Les données sur l’athéisme dans le monde musulman sont aujourd’hui très impressionnantes. On observe en Algérie, par exemple, une poussée de l’athéisme. Rien n’est immobile. Nous sommes impactés par l’islam mais l’islam est aussi impacté dans les territoires où il n’était pas présent dans le passé.

Pour revenir au christianisme, vous affirmez qu’il est à la source de la séparation des pouvoirs et, au fond, à l’origine de la démocratie…

Je pense que le christianisme est totalement lié à l’existence des sociétés démocratiques et libérales. C’est un des substrats du christianisme, une société civile qui met à distance le pouvoir. Le christianisme a fondé l’idée d’un pouvoir modéré, tempéré et structuré autour de l’État de droit.

« La politique seule c’est le totalitarisme. La religion seule c’est les talibans »

Cette séparation des pouvoirs – ce qui est à Dieu est à Dieu, ce qui est à César est à César – fonde la possibilité pour la société d’être une société civile et de jeter un regard sur le pouvoir ou de le juger. Dans le christianisme, la séparation est vitale pour la religion elle-même. Parce qu’il n’est pas question de faire fausse route et de penser que l’objectif final est d’installer un pouvoir religieux. Ce qui serait la fin de la religion. Pas de société civile, pas de pouvoir limité, pas d’État de droit sans culture chrétienne dans la société!

Le message évangélique qui met en avant l’égalité ontologique entre les êtres, entre les hommes et les femmes, entre les puissants et les faibles, entre les gouvernants et les gouvernés, est fondamental. Un message incroyable, au fond. Cette sacralisation du vivant, qui rend le pouvoir condamnable s’il ne respecte pas la vie humaine quand il est guerrier, impérialiste ou dictatorial, c’est le christianisme. C’est pour cette raison que les sociétés démocratiques et libérales sont d’anciennes sociétés chrétiennes.

Nous constatons un recul de la participation électorale, une « fatigue démocratique »… Y aurait-il un lien avec l’affaiblissement du christianisme dans nos sociétés ?

Nous vivons dans une société déliée par le fait que les grandes institutions de régulation sont toutes par terre ou presque : partis, Églises, syndicats, corps intermédiaires, école… Les grandes idéologies (religions séculières) sont tombées. Nous sommes dans un état de flottement sans institution de régulation, sans idéologie, sans religion; c’est redoutable. Nous sommes dans un moment d’opportunités, d’ouvertures pour des ferveurs disponibles et fanatiques forcément inquiétantes. 11 est certain que des sociétés qui n’ont pas comme point d’appui une culture religieuse pour venir soutenir, raviver, irriguer les mailles du tissu social se défont. Et vont vers l’anomie, vers une forme d’anarchie au sens chaotique.

Dans le message chrétien il y a une vérité anthropologique sur la dignité des êtres, leur égalité ou la vulnérabilité du vivant. Ce n’est pas un discours parmi d’autres, c’est un discours qui raisonne dans notre anthropologie. A certains moments dans l’histoire cette cohérence se déploie dans les sociétés comme les nôtres, démocratiques, pluralistes, libérales, ouvertes. Puis viennent des phases où tout se rétracte, je crois que nous y sommes. Nous entrons dans une période de contestation de l’universalisme, où on met en question l’égalité entre les êtres. L’universalisme est considéré par la culture « woke » comme une supercherie, une manipulation des esprits. Cette entreprise-là est terrible.

Si la politique s’affaisse, c’est la séparation entre religions et politique qui s’affaisse. Donc la religion va prendre toute la place. La politique n’existe que parce qu’il y a du religieux à côté, mais séparé. La religion n’existe que si elle n’est pas toute seule. La politique seule c’est le totalitarisme. La religion seule c’est les talibans. C’est la combinaison, la cohabitation proposée par le christianisme qui est la voie à suivre. L’essentiel va se jouer là.

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Dominique Reynié (dir), Le XXIe siècle du christianisme, (Fondation pour l’innovation politique, mai 2021).

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