Dominique Reynié: «La situation en Europe est plus favorable à la droite que jamais»
Alexandre Devecchio, Dominique Reynié | 06 juin 2023
GRAND ENTRETIEN - La victoire de la droite aux élections régionales et municipales espagnoles s’inscrit dans un phénomène plus global, observe le directeur général de la Fondation pour l’innovation politique, constatant la percée de la droite classique, ainsi que de la droite dite «populiste», dans de nombreux pays européens comme l’Italie, mais aussi la Suède ou la Finlande.
LE FIGARO. – La droite a obtenu une victoire spectaculaire lors des élections régionales et municipales espagnoles et apparaît largement favorite des élections législatives anticipées qui se préparent. Cette percée est-elle propre à l’Espagne ou s’inscrit-elle dans un phénomène européen plus large de droitisation?
Dominique REYNIÉ. –C’est une tendance de fond. En Europe, la gauche communiste a disparu à la fin des années 1980. La nécessité d’établir une économie innovante et compétitive ; le vieillissement démographique et le risque de la dette, qui exigent un État-providence moins dispendieux ; l’évolution de l’immigration, qui appelle la réaffirmation des frontières, européennes ou nationales et une politique ferme d’intégration ; l’invasion de l’Ukraine par la Russie et la pression chinoise relancent la dimension militaire de la puissance publique, le climat fait du nucléaire civil un impératif, etc.
Ces conditions appellent une Europe plus à droite. Seule une gauche pragmatique, comme elle se dessine au Danemark, pourra encore espérer peser sur les affaires publiques. Mais cela ne signifie pas une victoire idéologique des droites. Il faut plutôt y voir le fruit d’une nouvelle situation historique plus favorable à la droite. Il reste donc aux droites à comprendre en quoi elles sont attendues dans la nouvelle situation.
La droitisation est bien un phénomène européen. En étudiant le résultat des élections européennes de 2019, pays par pays, liste par liste, la Fondapol a montré que sur les 200 millions d’électeurs ayant participé, 24 % ont voté pour les listes de la droite populiste ou celles de l’extrême droite. Viennent ensuite, par ordre décroissant, la droite proeuropéenne (20 %), la gauche proeuropéenne (18 %), le Centre (12,5 %), les écologistes (9,4 %) et enfin les listes de la gauche populiste et les listes d’extrême gauche (7 %). Au total, les électeurs des listes de droite représentent 43,4 % des suffrages européens, 56 % en ajoutant ceux du Centre, contre 24,8 % pour les électeurs des listes de gauche, 34,2 % en ajoutant les écologistes.
Avant l’Espagne, l’Italie, mais aussi des pays sociaux-démocrates comme la Suède ou la Finlande sont également passés à droite. Ces pays sont-ils comparables? Existe-t-il des points communs entre ces différentes victoires?
Un point commun est le fait de comprendre qu’il est devenu impossible d’assurer la survie de l’État-providence sans une politique migratoire restrictive et intégratrice. On redécouvre que l’État-providence n’est pas seulement une institution froide productrice d’assurance et de prestations sociales, mais avant tout un système de valeurs et un bien public nécessairement national si l’on veut éviter sa ruine. En 2001, la droite danoise est la première à avoir mis en pratique une politique migratoire fondée sur une sévère restriction des entrées et un vigoureux système d’intégration.
Cela illustre ce que j’appelle la politique patrimoniale, consistant à prendre en charge à la fois la protection du patrimoine matériel, ou le niveau de vie, et la protection du patrimoine immatériel d’un pays, de son style de vie, de sa culture, de ses habitudes, de ses paysages, etc. La gauche sociale-démocrate danoise s’y est d’abord opposée, pendant quinze ans. Mais la montée en puissance des populistes l’a contrainte à rallier en 2015 la politique patrimoniale initiée par la droite. Depuis, la gauche danoise a su retrouver le pouvoir et même le conserver par sa réélection en novembre 2022, au détriment des populistes danois dont le score a été divisé par dix («La politique danoise d’immigration: une fermeture consensuelle», Fondapol, janvier 2023).
Les derniers scrutins, en septembre 2022 pour la Suède et en avril 2023 pour la Finlande, pourraient annoncer une propagation à toute l’Europe du Nord de la politique patrimoniale ouverte par la droite danoise. De ce point de vue, si les socialistes espagnols ne s’effondrent pas, ils payent de mauvaises alliances, notamment avec la gauche protestataire (Podemos), la référence espagnole de Mélenchon, qui les plaçaient aux antipodes de ces gauches.
Au-delà de ces pays, parmi les différentes causes, laquelle explique le plus fondamentalement la poussée de la droite en Europe?
Je répondrai par la démographie. Une histoire, une culture, une civilisation, un pays ou un régime politique, c’est toujours un «peuple», c’est-à-dire une multitude réunie par une culture, des valeurs et un destin communs, au-delà des différences qui existent nécessairement. Or, la combinaison d’un vieillissement démographique très rapide et d’une pression migratoire accrue produit un effet d’autant plus déstabilisant que les flux migratoires vers l’Europe viennent principalement de pays musulmans, dont les héritages et les valeurs diffèrent foncièrement, voire s’opposent à ce qui a constitué au fil des siècles l’espace politique européen.
Ces mouvements démographiques seraient une partie de la solution si nous étions capables d’intégrer les arrivants. Ce n’est pas le cas. La dernière livraison de l’Insee le confirme, par exemple en observant que le port du voile islamique est beaucoup plus fréquent chez les immigrées comme chez les descendantes d’immigrés.
Nos sociétés redoutent un multiculturalisme de cohabitation qui déboucherait sur un communautarisme de séparation. Ce phénomène est d’ailleurs attisé par les pays de provenance, notamment la Turquie, qui en fait une arme d’intrusion. J’ajoute que les Européens ne peuvent oublier qu’en vingt ans, depuis le 11 septembre 2001 aux États-Unis, selon notre recensement, au moins 142 attentats islamistes ont frappé 12 pays membres de l’Union européenne, provoquant la mort d’au moins 722 personnes, la France étant le pays le plus touché.
Il faut également rappeler les multiplications des conflits interculturels, l’incessant activisme islamiste, en particulier de l’organisation Frères musulmans, en France comme en Europe. C’est ce qu’analyse remarquablement l’anthropologue Florence Bergeaud-Blackler (Le Frérisme et ses réseaux. L’enquête, Odile Jacob, 2023). Le multiculturalisme conflictuel est advenu et le retour des politiques de puissance risque de l’exacerber.
La France n’a peut-être jamais été aussi à droite, comme le révélait une enquête de la Fondapol en 2022, or, elle semble être l’un des rares pays européens où la droite traverse une crise profonde au point que certains pensent qu’elle est condamnée…
En observant le premier tour de l’élection présidentielle depuis 1965, on voit que le total des scores des candidats de droite n’a pas cessé d’être majoritaire, à l’exception de 1981, et à peine (49,2 %). À la présidentielle de 2012, qui verra pourtant l’élection de François Hollande, le score des droites au premier tour est encore de 56 %. En 2017 et 2022, le succès d’Emmanuel Macron procède de l’échec puis de l’effondrement des LR et du PS. L’évaluation du poids de la droite et de la gauche est devenue plus difficile, puisque le macronisme agrège des électeurs de droite et de gauche.
Ainsi, en avril 2022, lors du premier tour de la présidentielle, les candidatures de Marine Le Pen, Éric Zemmour, Valérie Pécresse, Jean Lassalle et Nicolas Dupont-Aignan rassemblaient 40,2 % des suffrages exprimés, contre 32,1 % pour les candidatures de gauche. Pour évaluer le vote de droite, il faut donc savoir de quoi est composé le score d’Emmanuel Macron (27,9 %). Selon nos travaux, si l’on ajoute au score des candidats de droite les électeurs d’Emmanuel Macron qui se situent à̀droite, on obtient une droite à 53 % ; si l’on ajoute les électeurs d’Emmanuel Macron se situant au centre et qui portent des valeurs de droite, le total passe à 56 % ; enfin, si l’on intègre les électeurs d’Emmanuel Macron ne se positionnant pas sur l’échelle gauche-droite mais qui ont des valeurs de droite, le total atteint 58 %.
Étonnamment, nous retrouvons le score total moyen des candidats de droite au premier tour des présidentielles qui ont précédé le macronisme, de 1965 à 2012 (57,6 %). Donc, non seulement la droite française n’est pas condamnée, mais on peut dire qu’elle reste au pouvoir en se métamorphosant. Si les macronistes ont un président que la droite n’a plus depuis 2012, ils sont en revanche dépourvus d’élus locaux, ce dont les LR-UDI ne manquent pas, puisqu’ils sont majoritaires au Sénat. Enfin, le fait que la victoire de la droite espagnole s’explique beaucoup par le déplacement en sa faveur des électeurs de Ciudadanos, la version espagnole du macronisme, est un indicateur sur les perspectives électorales pour la droite post-macroniste en 2027, même si, en France, le RN est aujourd’hui beaucoup plus puissant que Vox, son équivalent espagnol.
Plus récemment, les sondages ont montré que la majorité des Français et l’écrasante majorité des actifs étaient opposés à la réforme des retraites. Dès lors, peut-on vraiment parler de droitisation? Certains observateurs évoquent un clivage entre un «bloc populaire» et un «bloc élitaire». Qu’en pensez-vous?
L’hostilité à la réforme des retraites est un fait individuel, compréhensible et réactif. Il ne correspond pas à un phénomène collectif profond, en tout cas pas de gauche, puisqu’en vingt ans les électeurs ont fait passer de 20 % à 42 % le score de la candidature Le Pen au second tour de la présidentielle, avant de donner au FN/RN le plus grand nombre de députés depuis sa naissance, en 1972, offrant à ce parti la place de premier groupe d’opposition parlementaire.
En fait, l’hostilité à la réforme des retraites a été presque exclusivement portée par la gauche politique, syndicaliste, intellectuelle, culturelle, universitaire et journalistique. Cela ne fait pas un «bloc populaire». Je persiste à penser que les manifestations et les grèves contre cette réforme n’ont été que médiocrement suivies. Trop d’observateurs ont été abusés par une stratégie de communication et un bombardement médiatique donnant à voir le début d’une révolution: scènes de chaos, décapitations et pendaisons de marionnettes, incendies, destructions de biens, batailles de rue (black blocs), etc. Allumé partout, le feu cependant n’a pas pris. Cette agitation a plutôt renforcé la demande d’ordre public.
En Italie, en Espagne et même en Europe du Nord, la droite classique et la droite dite radicale ont fait alliance. Est-ce le succès de l’union des droites?
Si la fusion se fait, ce sera d’abord par les électeurs. Ils n’ont pas besoin d’un congrès ou d’une autorisation pour cela. Il y a longtemps que les consignes de vote ont perdu le pouvoir qu’elles avaient. Mais la fusion s’opère également par une convergence programmatique mécanique. En effet, en même temps que les électeurs invitent les partis de gouvernement à affermir leur politique régalienne, ils signifient aux populistes de droite qu’ils ne pourront accéder au pouvoir sans accepter l’Europe et l’euro, autant dire un net recentrement. C’est le modèle des droites italiennes conduites par Giorgia Meloni.
La France semble être le seul pays où le cordon sanitaire entre les droites subsiste. Pourquoi? Une union des droites à la française est-elle possible?
C’est en ce sens que Macron a eu raison de dire que «le combat contre l’extrême droite ne passe plus par des arguments moraux». La progression électorale du FN/RN est la réponse à cinquante ans d’argumentation morale. La raison de cette inefficacité tient au fait que si nous étions moraux nous serions sincères et donc nous jetterions l’opprobre sur ceux qui ont fait l’éloge des régimes communistes comme nous l’avons jeté sur ceux qui ont fait l’éloge des régimes fasciste et nazi. L’usage cynique de la morale est une indignité qui se solde par l’indifférence des électeurs au discours du «barrage républicain». Aux yeux des électeurs, les partis d’extrême droite ont pour le moment disparu, sont marginaux ou se sont convertis à une droite populiste… que notre ministre de l’Intérieur a jugée «trop molle».
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