
Erwan Le Noan: « Toute inégalité n’est pas une injustice »
Erwan Le Noan | 18 août 2022
Le déclin économique du pays, et donc le risque d’appauvrissement de nos concitoyens, ne peut que s’aggraver si l’on n’ose pas rompre avec l’obsession égalitaire française, argumente l’essayiste.
Le Parlement vient d’adopter la loi « pouvoir d’achat », dont l’essentiel consiste à accroître l’effort de redistribution, déjà parmi l’un des plus élevés de l’OCDE (la part des dépenses sociales y est la plus élevée des pays européens, représentant un peu plus du tiers du PIB et un peu plus de 12.000 euros par habitant en 2020, permettant de réduire considérablement les inégalités après revenus). Insuffisant, ont clamé des responsables politiques de tous bords, considérant qu’il ne serait pas illégitime de taxer quelques grandes entreprises réalisant des « surprofits », au nom de la « justice sociale ».
Les propositions d’accroissement de la fiscalité, pourtant aussi l’une des plus importantes (le taux de prélèvements obligatoires était de 47,5 % du PIB en 2020 et celui des recettes publiques de 52,8 % en 2021, en 2e position de l’Union européenne, derrière le Danemark), sont régulières en France. Et dès lors qu’une différence de performance est constatée, émerge la revendication d’accroître les contraintes sur les plus efficaces, soit par la taxe, soit par la réglementation. La régulation «à la française» est souvent conçue comme une façon de freiner ceux qui courent le plus vite plutôt que comme une occasion de réfléchir aux raisons qui ralentissent leurs concurrents.
Les motivations de cet effort de nivellement se trouvent dans ce qu’il faut bien appeler une obsession égalitaire. Comme Tocqueville l’avait relevé, les Français «veulent l’égalité dans la liberté et, s’ils ne peuvent l’obtenir, ils la veulent encore dans l’esclavage».
Cette obsession égalitaire est soutenue par deux confusions habiles, mais néfastes qui révèlent une incompréhension des fondements des sociétés libérales.
La première consiste à assimiler à tort inégalité et injustice: les différences de conditions sont systématiquement dénoncées comme toujours révélatrices d’un état social inéquitable et arbitraire. Or depuis les révolutions du XVIII siècle, le mérite est le critère pour justifier des «distinctions sociales» , marquant un renversement avec les sociétés d’ordre qui prévalaient jusqu’alors et dans lesquelles le destin des individus était profondément lié à leurs origines. Ce basculement est illustré par les beaux mots que Beaumarchais plaçait dans la bouche de Figaro: «Par le sort de la naissance, l’un est Roi l’autre est berger, le hasard fit la distance, l’esprit seul peut tout changer». Aucun autre modèle n’a réalisé la même promesse.
Le mérite est un étalon certainement imparfait. Son lien avec la justice a alimenté maints travaux philosophiques. Il n’en reste pas moins le seul fondé sur l’individu, sa liberté et sa responsabilité corollaire, et non sur une volonté externe, nécessairement arbitraire. Ce n’est pas un hasard s’il est virulemment remis en cause par ceux qui se contentent de renouveler, sous des habits raciaux, les théories marxisantes de domination.
C’est notre obsession égalitaire, et non le libéralisme, qui alimente la fragmentation sociale
La seconde confusion est celle qui fait correspondre égalité et uniformité: la société idéale serait celle où les individus seraient socialement les plus proches les uns des autres, si ce n’est semblables. L’obsession égalitaire repose sur l’illusion dangereuse qu’il serait possible d’atteindre une stabilité sociale totale, dès lors que la société accepterait de se laisser piloter par une autorité externe bienveillante, la prévenant contre toute forme d’aléa. Cette prétention d’harmonie prétend ignorer les bouleversements continus et imprévisibles de l’existence. Elle nie que c’est notre aptitude à les appréhender qui fonde notre autonomie. Plus encore, cet idéal ne peut se réaliser que dans une supervision des comportements individuels et une réformation des préférences personnelles. Dans une société parfaitement stable, il n’y a pas de place pour la liberté.
L’obsession égalitaire ne se contente pas de reposer sur des prémisses erronées, elle produit l’inverse de ce qu’elle prétend défendre: inefficacité économique et iniquité sociale. Parce qu’elle souhaite maintenir la société entre deux bornes, définies de façon exogène comme acceptables, elle est nécessairement conduite à figer les positions de chacun: dans son modèle, la mobilité ne peut se concevoir que contrôlée et administrée, sauf à bouleverser l’équilibre prédéfini, c’est-à-dire à susciter des inégalités. La fonction du politique y est donc de répartir les places, plutôt qu’encourager les chances.
Cette action redistributrice s’effectue nécessairement de façon centralisée, l’État étant le seul échelon pertinent pour tendre à l’immobile perfection souhaitée. Elle encourage le traitement abstrait et statistique, technocratique, des situations individuelles.
Toutes les unités de la société se valant, la différenciation n’a pas lieu d’être: chaque individu, chaque entreprise est supposé se comporter de façon uniforme, selon un plan défini. C’est parce qu’elles prétendent que toutes les écoles de France sont équivalentes que les politiques scolaires reposent sur l’augmentation des moyens et non sur la distinction de leur usage.
Les plus défavorisés en sont les principales victimes, les mieux lotis en capital financier (les CSP + par exemple) ou intellectuel (les enseignants notamment) parvenant à construire des solutions à leur bénéfice. Il en ressort une frustration de la part de ceux qui restent figés en bas de l’échelle sociale. C’est notre obsession égalitaire, et non le libéralisme, qui alimente la fragmentation sociale.
Dans cet équilibre incertain, tout innovateur, tout méritant devient un perturbateur de l’ordre égalitaire et un contestataire de l’autorité qui lui a assigné une place. Il ne lui reste qu’à se soumettre ou émigrer – chaque année, de nombreux talents quittent ainsi la France.
L’obsession égalitaire tant vantée dans le débat public est donc, en réalité, à la source même de notre déprime nationale. Si la France veut retrouver son dynamisme économique et sa cohésion sociale, elle doit, au contraire de ce qui lui est proposé, apprendre à s’en détacher.
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