
Guerre en Ukraine : pourquoi Macron est allé à l'encontre des principes de dissuasion nucléaire
Bruno Tertrais, Hugues Maillot | 13 octobre 2022
ENTRETIEN - Lors de son interview sur France 2, Emmanuel Macron n'a pas assez joué de l'ambiguïté qu'implique généralement la dissuasion nucléaire, juge Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique.
Invité mercredi de la nouvelle émission politique de France 2, baptisée «L’événement», Emmanuel Macron est revenu sur les grandes questions internationales du moment, et notamment la guerre en Ukraine. Le président de la République s’est exprimé sur l’une des thématiques brûlantes du moment : la menace nucléaire et la dissuasion française. «Notre doctrine repose sur les intérêts fondamentaux de la Nation et ils sont définis de manière très claire. S’il y avait une attaque balistique nucléaire en Ukraine, ces intérêts ne seraient pas remis en cause», a-t-il clairement expliqué.
La réponse de la France ne serait donc pas nucléaire ? «C’est évident», a répondu le président. En s’exprimant si clairement sur la doctrine nucléaire française, Emmanuel Macron s’est affranchi d’une certaine ambiguïté, qui prévaut systématiquement en matière de dissuasion.
LE FIGARO.- Emmanuel Macron s’est exprimé très clairement sur la doctrine nucléaire française, en direct à la télévision. N’est-ce pas contraire aux principes de dissuasion ?
Bruno TERTRAIS.- La dissuasion est un art subtil qui doit mêler clarté et ambiguïté. Hier soir le président a poussé très loin, trop à mon sens, le curseur vers la clarté. Tout excès de précision permet à l’adversaire de calculer trop précisément les risques de telle ou telle initiative. Rappelons toutefois qu’il a par définition le droit de dire ce qu’il veut dans ce domaine, et même de faire évoluer la doctrine à tout moment s’il le souhaite. La dissuasion, c’est «lui». Élu au suffrage universel direct, il est seul décideur sur cette question.
Quels problèmes pose cet excès de clarté ?
Son langage pose trois problèmes au regard de ce qu’est traditionnellement la doctrine française. D’abord, il a parlé d’intérêts «fondamentaux» alors qu’on parle habituellement d’intérêts «vitaux». C’est sans doute un écart de langage, mais il s’agit d’un domaine dans lequel chaque mot est pesé, chaque concept est balisé. Ensuite, il a prétendu que ces intérêts étaient «définis de manière très claire». Première nouvelle ! Jusqu’à présent on en définissait le «cœur», comme par exemple le territoire français, mais on restait délibérément dans le flou quant à leur limite. (Se référer à l’encadré en bas de l’article)
« Je pense qu’Emmanuel Macron aurait dû dire qu’il refuse d’entrer dans ce jeu. Ou alors, dire que si Vladimir Poutine en venait à de telles extrémités, il perdrait tout. »
Bruno Tertrais
Et enfin, pourquoi suggérer implicitement que nous n’emploierions pas l’arme nucléaire même si c’était en riposte à un tir sur un pays d’Europe centrale (Emmanuel Macron a évoqué une attaque en Ukraine, mais aussi «dans la région», NDLR), alors même que le président affirmait en 2020 que la dissuasion française avait une dimension européenne ?
Le président en était sans doute conscient au moment de prononcer ces phrases. Quel message a-t-il voulu faire passer ?
J’imagine qu’il a voulu rassurer l’opinion française, qui, il est vrai est inquiète et on peut la comprendre. Il reproduit en quelque sorte la déclaration de François Mitterrand en 1991, qui dit qu’au cours du conflit qui s’annonce à ce moment-là, la France n’emploiera ni armes chimiques ni armes nucléaires. Mais fallait-il aussi clairement qu’il l’a fait dire – ce dont on se doute – que l’Ukraine ne faisait pas partie des intérêts vitaux français ?…
Il ne pouvait néanmoins pas échapper à la question. Qu’aurait-il dû dire ?
D’abord, il aurait dû imiter François Mitterrand… mais le Mitterrand de 1986. Cette année-là on lui demande : «Que faites-vous si l’Allemagne est envahie ? Utilisez-vous l’arme nucléaire ?» Et il refuse de répondre, disant notamment que cela voudrait dire que la dissuasion a échoué, etc. Je pense qu’Emmanuel Macron aurait dû dire qu’il refuse d’entrer dans ce jeu. Ou alors, dire que si Vladimir Poutine en venait à de telles extrémités, il perdrait tout. Sans plus de précision. Et rappeler aussi que les deux pays, avec les trois autres grandes puissances nucléaires, ont signé début 2022 une déclaration commune disant qu’une guerre nucléaire ne pouvait être gagnée et ne devrait jamais être menée…
Qu’est-ce que cette déclaration peut avoir comme effet sur Poutine et la Russie ?
Il est possible que Vladimir Poutine y voie une faiblesse occidentale. Ce qui serait contreproductif. Il est sain que nos dirigeants n’entrent pas dans le jeu de l’escalade rhétorique sur le nucléaire. Et jusqu’à présent la France avait su parfaitement trouver le ton juste. Mais Emmanuel Macron est peut-être allé trop loin. Même si on comprend ce que le président veut dire, cette déclaration est politiquement peu heureuse.
Quelle est la doctrine de la France en matière de nucléaire ? Dans une récente étude parue à la Fondapol, Bruno Tertrais détaille la doctrine nucléaire française. Selon le chercheur, trois grands principes gouvernent la force de dissuasion française :
Si les fondements de la force nucléaire française furent posés par le général de Gaulle, c’est sous François Mitterrand que la doctrine a été consolidée, remarque Bruno Tertrais. Là encore, autour de trois notions clés :
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Bruno Tertrais, Quel avenir pour la dissuasion nucléaire ?, Fondation pour l’innovation politique, octobre 2022.
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