
Immigration : faut-il crever l'abcès avec l'Algérie ?
Marie-Amélie Lombard-Latune | 07 juin 2023
Dénoncer le traité signé entre Paris et Alger en décembre 1968, favorable aux Algériens, provoquerait une déflagration diplomatique. Le sujet s’invite pourtant en France dans le débat sur l’immigration
Les faits. Après l’appel à la dénonciation de l’accord franco-algérien de 1968 par Edouard Philippe, d’autres responsables politiques défendent cette option, tels Manuel Valls ou Hubert Védrine. Un nouveau tabou migratoire est-il en passe de sauter ? Un tel projet embarrasse l’exécutif alors que Gérald Darmanin mène les négociations pour un projet de loi immigration à l’automne.
D’habitude, le sujet est réservé aux fins de colloques sur les flux migratoires. Cette fois, l’accord franco-algérien de 1968 déboule avec fracas sur la scène politico-médiatique. La salve est double. D’abord celle d’Edouard Philippe qui, dans une interview à l’Express, et « sans minimiser les difficultés », estime qu’« il est temps de [le] remettre en cause ». Tout sauf neutre de la part de l’ancien Premier ministre d’Emmanuel Macron qui se met sur orbite pour 2027. L’offensive s’accompagne d’une note pour la Fondapol (Fondation pour l’innovation politique) intitulée Que faire de l’accord franco-algérien?. Son auteur n’est autre que l’ancien ambassadeur de France en Algérie, Xavier Driencourt, qui, lui aussi, plaide pour une dénonciation du traité de 1968.
Sondage. Le pavé dans la mare, lui, est triple. Technique, mais essentiel puisqu’il touche à la première communauté étrangère en France (887 100 en 2021, selon l’Insee), soit 12,7 % des immigrés. Diplomatique évidemment, les réactions de la presse algérienne depuis quarante-huit heures le prouvent. Et politique tant l’immigration est LE dossier du moment, moins susceptible de mettre du monde dans la rue que les retraites, mais déterminant en vue de la présidentielle. Dossier sur lequel, sondage après sondage, les Français veulent un coup d’arrêt très net à la « perte de contrôle » et attendent des résultats tangibles.
Or, en la matière, l’accord franco-algérien de 1968 peut être vu comme un cas d’école. Telle est la thèse développée par l’ambassadeur Driencourt mais aussi, par exemple, par Manuel Valls, qui livre ce diagnostic à l‘Opinion : « Il faut dénoncer cet accord et en négocier un nouveau. C’est un acte d’autorité. Il sera difficile, je ne suis pas naïf, mais nous devons avoir ce bras de fer avec l’Algérie ».
L’accord du 27 décembre 1968, « relatif à la circulation, à l’emploi et au séjour des ressortissants algériens et de leurs familles », signé six ans après les accords d’Evian, institue un régime dérogatoire au droit commun. Globalement plus favorable pour les Algériens et leurs familles, même si les spécialistes ajoutent des nuances. Dans sa note, Xavier Driencourt cite diverses dispositions : un permis de séjour de cinq ans dès l’obtention d’un emploi, des règles plus souples en matière de regroupement familial, le renouvellement automatique du titre de séjour, une régularisation de droit après dix ans de résidence en France, l’établissement des ascendants et descendants à charge avec un seul visa de court séjour.
A l’Opinion, le diplomate explique : « Cet accord permet de blanchir la fraude. Beaucoup d’Algériens arrivent sur le sol français avec un visa de court séjour, puis sont régularisés. D’autres transforment leur visa étudiant en visa de commerçant en adoptant le statut d’auto-entrepreneur ». En 2019, sur les 351 000 demandes de visas, 184 000 ont été accordées.
Visas. L’arme des visas a d’ailleurs été utilisée depuis 2017 par Emmanuel Macron. Le serrage de vis a porté ses fruits après un pic de délivrances de 412 000 titres en 2017 avant qu’à nouveau, en 2022, le ministère de l’Intérieur choisisse d’ouvrir les vannes. Toute politique gouvernementale doit tenir compte de la jurisprudence administrative qui, régulièrement, rappelle que la convention franco-algérienne a une force supérieure à la loi française.
Au-delà des règles juridiques, l’accord revêt une forte dimension symbolique. Par « l’importance du visa dans l’imaginaire collectif algérien », relève Xavier Driencourt, sésame qui est devenu une soupape interne pour le régime. Et qui est vu, de l’autre côté de la Méditerranée, comme « le prix à payer par la France pour la colonisation cent trente-deux années durant », selon les propos du président Bouteflika en 2012 rapportés par l’ambassadeur.
Echange confidentiel. Un discours qui, les décennies passant, agace de plus en plus Paris qui se heurte à l’obstruction d’Alger à accorder des laissez-passer consulaires, préalable au renvoi d’illégaux algériens dans leur pays. Xavier Driencourt souligne qu’en 1994, dans un échange de lettres confidentiel, l’Algérie s’était engagée à faciliter ces reconduites à la frontière. Promesse restée lettre morte, du fait, notamment, de la coopération aléatoire des consulats algériens en France.
Malgré trois révisions, en 1985, 1994 et 2001, l’esprit du texte de 1968 n’a jamais été profondément modifié. « C’est un accord obsolète, fossilisé. Une sorte de dinosaure, très déséquilibré en faveur des Algériens, mais qui n’intègre pas non plus des avancées du droit des étrangers qui leur bénéficieraient », juge ainsi Patrick Stefanini qui a inspiré les programmes immigration de François Fillon et Valérie Pécresse. Par exemple, le Passeport talent qui ouvre le sol français aux diplômés.
Le diagnostic posé, reste la question principale : dénoncer l’accord de 1968 ne serait-il pas « pire que le mal » ? Sur les conséquences migratoires d’un tel acte, les avis divergent. Cela aboutirait à revenir au statu quo ante, c’est-à-dire à la libre circulation entre Alger et Paris telle que résultant des accords d’Evian, préviennent les opposants (à gauche de l’échiquier) au changement. Parmi eux, le chercheur Patrick Weil qui prévient : « On ouvrira la porte à l’installation des Algériens en France. Revenir aux accords d’Evian, c’est rétablir une sorte de continuité territoriale entre les deux pays. Il n’y aurait pas plus de frontière qu’entre la Corrèze et le Cantal ». Faux, s’appliquerait alors le droit commun des accords de Schengen, répond le camp d’en face, prêt à une renégociation globale avec Alger.
« Il me paraît inéluctable que l’ensemble des données migratoires et d’asile des pays européens soit mis sur la table, juge ainsi l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine. Nous n’échapperons pas, à terme, à la mise en œuvre d’une politique comparable à celle que mènent les social-démocraties scandinaves. Il est donc impossible que l’accord franco-algérien ne soit pas remis à plat ». Renégocier un accord « devenu un totem sera très compliqué, prédit Patrick Stefanini. En général, les demandes de l’Intérieur se heurtent vite aux impératifs du Quai d’Orsay ».
Depuis son départ d’Alger, à l’été 2020, Xavier Driencourt a eu plusieurs contacts avec le cabinet de Gérald Darmanin et la Direction générale des étrangers en France. Dans la classe politique en général, la connaissance du dossier est plus qu’imparfaite. Seuls quelques spécialistes ont décortiqué le traité de 1968. « J’ai dévoilé un secret de famille que les Algériens connaissent bien, mais que les politiques français maîtrisent mal », sourit le diplomate. Ou n’ont pas envie de voir subitement exp(l)oser au grand jour…
Enjeux énergétiques. « Pas de commentaires », se contentait-on mardi au cabinet de Gérald Darmanin en renvoyant sur le Quai d’Orsay. En plein brainstorming sur un projet de loi immigration et une tentative d’accord avec Les Républicains, le ministre de l’Intérieur n’a pas forcément intérêt à ajouter cette brique explosive à l’édifice. « Une partie de ce qu’on vote en termes de droit des étrangers ne s’applique pas aux Algériens. Est-ce justifié ? Non. », constate le député Renaissance Florent Boudié, pressenti pour être le rapporteur du texte. Pour autant, le gouvernement est-il prêt à ouvrir ce chapitre avec Alger ? Loin s’en faut. Tensions diplomatiques et enjeux énergétiques sont de sérieux obstacles.
« Il reste quatre ans pour agir sur l’immigration, estime Manuel Valls. Bien sûr, l’aile gauche de la majorité va vouloir exister. Et une partie de la droite met un pistolet sur la tempe du gouvernement en disant : “Si on ne change pas la Constitution, il n’y aura pas d’accord possible avec nous». Certes, ce débat, fonds de commerce de l’extrême droite, est piégé. Mais il est incontournable. Il faut tenir un langage de vérité aux Algériens. Sinon, demain, la remise en cause sera beaucoup plus brutale ». La transparence sur les « secrets de famille » est souvent loin d’être évidente.
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Xavier Driencourt, Politique migratoire : que faire de l’accord franco-algérien de 1968 ?, Fondation pour l’innovation politique, mai 2023
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