« Jusqu’à présent, le RN ressemblait à un problème ponctuel. Cette fois, il est bien là, niché au cœur des institutions républicaines »

Françoise Fressoz | 28 juin 2022

L’élection de 89 députés RN signe l’échec des partis qui ont tenté pendant vingt ans de contenir l’ascension de l’extrême droite. A ce stade, aucune réflexion n’est ouverte sur la nature du mouvement lepéniste ni sur la façon de le contrer, s’inquiète, dans sa chronique, Françoise Fressoz, éditorialiste au « Monde ».

Le 21 avril 2002, la qualification surprise de Jean-Marie Le Pen pour le second tour de l’élection présidentielle avait créé l’effroi, suscité de puissantes manifestations et poussé les autres formations politiques à faire front pour défendre la République. Le 19 juin 2022, l’entrée surprise de 89 députés du Rassemblement national (RN) à l’Assemblée nationale n’a pas provoqué le même sursaut.

Elle a été interprétée comme l’un des multiples ingrédients de la crise démocratique qui frappe le pays au côté de l’abstention record, du fort recul de la majorité présidentielle ou du pari manqué par Jean-Luc Mélenchon d’imposer une cohabitation. Puis tout s’est concentré sur les opportunités qu’offre le nouveau jeu parlementaire en l’absence de majorité absolue : fin de la verticalité et grand saut dans l’inconnu.

Les faits, cependant, sont têtus : la seule gagnante des élections législatives est Marine Le Pen, qui escomptait une trentaine de députés et en a obtenu trois fois plus. Cette progression, que personne n’avait anticipée dans le cadre du scrutin majoritaire à deux tours, intervient après un score historique à la présidentielle où la candidate a engrangé plus de 13,2 millions de voix et obtenu 41,45 % des suffrages exprimés. Elle ne s’explique pas seulement par l’intensification du maillage territorial du RN, qui s’est traduite par la présence de 208 de ses candidats au second tour. Elle résulte aussi de l’effondrement du front républicain, qui constituait depuis 2002 la principale parade.

« Vingt ans après sa mise en place, le front républicain est resté opérant lors du second tour de la présidentielle, où deux adversaires s’affrontaient. Il a en revanche dysfonctionné lors du second tour des législatives, où trois blocs se disputaient les suffrages », constate Jérôme Fourquet, directeur du département opinion à l’IFOP. Dans tous les états-majors, y compris celui de la majorité présidentielle, les consignes sont devenues de plus en plus ambiguës, ouvrant la voie à un repli abstentionniste, voire à des reports de voix en faveur du RN.

« La fin de la démocratie de choix »

Selon les cas de figure, le calcul était soit d’affaiblir Emmanuel Macron, soit de contrer Jean-Luc Mélenchon, soit de faire élire un représentant du RN. Indépendamment de tout jugement moral, la leçon de ce comportement accrédite la thèse de Dominique Reynié, directeur général de la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol), selon laquelle « faire barrage à un parti qui progresse finit par être vécu par les électeurs comme la fin de la démocratie de choix ».

Aujourd’hui, l’éléphant est dans la pièce et personne, hormis l’intéressé, n’est à l’aise avec cette situation. Le front républicain reposait sur l’idée qu’il fallait tenir aux marges de la République un parti qui menace celle-ci. Tout concourt aujourd’hui à affaiblir cette thèse : le coup de pouce involontaire d’Eric Zemmour, qui, par ses propos antirépublicains, a contribué à recentrer celle qu’il tentait de détrôner ; la ruse de Marine Le Pen, qui, dans les médias, met en avant la thématique du pouvoir d’achat plutôt que la préférence nationale.

Ce concept sert pourtant d’armature à tout son projet. Il représente une atteinte au principe républicain tel qu’il est défini dans la Constitution. Tout le projet social du RN repose sur l’idée qu’il existe un bouc émissaire – l’immigré – auquel il faut renvoyer la facture et alors, envolés tous nos problèmes. La thèse est aussi absurde que dangereuse. Beaucoup, durant la double campagne présidentielle et législative, ont pourtant oublié de la pointer et de la combattre.

Jusqu’à présent, le RN ressemblait à un problème ponctuel qui surgit tous les cinq ans mais qu’on oublie ensuite. Cette fois, il est bien là, niché au cœur des institutions républicaines. Après s’être banalisé, le parti lepéniste entame le chemin de la notabilisation avec trois atouts dans sa manche : près de 10 millions d’euros de financement public chaque année, la possibilité de recruter en masse des collaborateurs et la certitude de peser dans un jeu parlementaire redevenu très ouvert.

Accumulation des déboires

De fait, personne dans l’Hémicycle ne se bouche le nez, ni ne proclame qu’il se passera des voix du RN : le gouvernement, privé de majorité absolue, n’est pas en position de faire le tri. Quant à La France insoumise (LFI), pourtant en concurrence frontale avec le RN, ses responsables ne voient pas d’inconvénient à un mélange des voix en cas d’hypothétique motion de censure.

L’absence de réflexion de fond sur la nature du RN, l’illisibilité des stratégies post-front républicain résultent de la désintégration inachevée du champ politique sous l’effet de la pression populiste. Marine Le Pen a rassemblé sous sa bannière une partie importante de l’électorat populaire qui juge encore utile de voter.

Pendant vingt ans, la droite et la gauche se sont échinées à reconquérir les électeurs perdus au prix d’un affrontement interne de plus en plus violent entre libéraux et nationaux. Sur cette fracture, Emmanuel Macron a cherché, en 2017, à faire émerger une force centrale qui, par la cohérence de ses choix, prétendait résoudre rapidement les problèmes et ainsi faire reculer le RN. Le résultat des élections législatives signe l’échec patent de cette stratégie, non par défaut d’action (voir la politique du « quoi qu’il en coûte ») mais par incapacité à définir un projet « progressiste » porteur d’espoir pour toute une partie de la population qui se vit comme reléguée.

L’accumulation de ces déboires explique l’inquiétante absence de réflexion et de consensus autour du combat contre le RN : une partie de la droite ne verrait pas d’un mauvais œil la fusion entre les deux électorats ; le bloc central, en difficulté, se protège en renvoyant dos à dos Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon ; la gauche, pour faire barrage, hésite entre la voie du compromis et celle de la radicalité. Tous s’accrochent à l’idée commode que la notabilisation du RN, compte tenu de son passé et de son passif, ne sera pas une marche tranquille. Pas faux, mais un peu court.

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