
La peur, la «colère froide», un «sentiment de solitude atroce»… Une semaine après l’horreur en Israël, la profonde détresse des Français juifs
Stéphane Kovacs | 14 octobre 2023
ENQUÊTE - Plus de 500 lieux communautaires juifs et l’ensemble des écoles confessionnelles ont été placés sous protection policière.
« S’il y a des méchants qui nous menacent, t’inquiète pas maman, on dira qu’on est goys (1)! » Sarah (2), 8 ans, n’asans doute pas encore les bons réflexes, mais elle a bien perçu l’anxiété de ses parents. Faut-il retirer la mezouza (3) de la porte d’entrée? Interdire à ses grands frères de porter la kippa en dehors de la maison? Peut-être même arrêter de fréquenter le restaurant casher du quartier? Depuis les frappes du Hamas sur Israël le week-end dernier, nombreuses sont les familles juives à redouter une « importation du conflit en France ».
Insultes, menaces, tags, mais aussi arrestations de « gens avec des armes blanches devant une école ou une synagogue »… « plus d’une centaine d’actes antisémites » ont été recensés ces derniers jours, a révélé jeudi le ministre de l’Intérieur. Pourtant interdites, des manifestations propalestiniennes se sont tenues dans plusieurs villes de France. « On peut craindre que l’esprit et la pratique du pogrom ne gagnent la France », s’alarme le philosophe Alain Finkielkraut. S’adressant, mardi soir, à la synagogue de la Victoire à Paris, « à ceux qui pensent encore que c’est loin et que cela concerne les juifs seuls », le président du Consistoire central, Elie Korchia, a estimé que « notre devoir est de faire comprendre que ce qui s’est passé là-bas peut se passer ici ».
Plus de 500 lieux communautaires juifs et l’ensemble des écoles confessionnelles ont été placés sous protection policière. Plusieurs personnalités françaises, dont la présidente de l’Assemblée nationale Yaël Braun-Pivet, le député des Français de l’étranger Meyer Habib et le grand rabbin de France Haïm Korsia, ont vu leur niveau de sécurisation renforcé. En France, pays dont la communauté juive se sent le moins en sécurité, selon une étude publiée en 2022 portant sur douze pays européens, 436 actes antisémites – dont 53% portaient atteinte à des personnes – ont été recensés l’an dernier. Les juifs de France, qui représentent moins de 1% de la population, sont visés par plus de 60% des actes antireligieux.
« Il n’y a plus de limites »
Et depuis ce week-end, le compteur s’emballe: à Carcassonne, dimanche dernier, un mur a été tagué de l’inscription « Tuer les juifs est un devoir ». Dans la nuit de dimanche à lundi, quatre individus munis d’un drapeau palestinien ont été interpellés sur le pont d’Iéna, à Paris, après avoir crié : « Vive la Palestine, à mort les juifs, à mort Israël ! » Mardi, c’est aux abords d’une école juive de Villiers-sur-Marne qu’un homme a été arrêté, armé d’un cutter. Tandis que mercredi s’étalait, en grosses lettres sur toute la façade d’un bâtiment de l’université Lyon-2, l’inscription « Soutien à la lutte armée palestinienne »… Ce vendredi, décrété « jour de colère » dans le monde par le Hamas, plusieurs chefs d’établissement scolaire, notamment en Île-de-France, a appris Le Figaro, faisaient état d’« arrêts de travail » envoyés par des professeurs de confession juive.
« Une centaine d’actes antisémites en six jours, là où l’on en avait compté 436 en un an!, s’émeut Yonathan Arfi, président du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif). Le conflit est un très puissant catalyseur d’actes antisémites. Notre crainte, c’est que l’on assiste maintenant à une flambée d’agressions physiques. L’atmosphère est inflammable, et les étincelles, ce sont tous ces discours de légitimation voire d’apologie du terrorisme que l’on entend, qui proviennent même d’acteurs institutionnels ou politiques. » Directeur général de la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol), Dominique Reynié abonde: « Face à la monstrueuse évidence, la classe politique n’a pas été capable d’unanimité. »
« Au moment où le RN s’institutionnalise, La France insoumise n’a pas voulu sortir de l’ambiguïté et qualifier le Hamas de terroriste, souligne-t-il. Du coup, la situation actuelle est plus grave qu’à l’époque où seul le FN semblait verser aisément dans l’antisémitisme: l’absence de rupture des écologistes et des socialistes avec LFI devient un sujet de préoccupation pour les Français juifs. Rien ne peut expliquer la position de LFI sinon cette idée atroce qu’elle parierait sur une clientèle électorale issue de l’immigration et de la communauté musulmane, dont elle supposerait qu’elle voie d’un bon œil cette abominable opération. Cela implique que cette menace serait grandissante, en raison de l’évolution démographique de notre pays… »
Dans les locaux de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF), « ouverts jour et nuit comme une sorte de cellule de crise », « on est submergé de messages d’étudiants paniqués, raconte Samuel Lejoyeux, président de l’association. On récolte aujourd’hui les semences du laisser-faire: partout où les administrations d’universités ont laissé se propager les discours antisionistes, il n’y a plus de limites et on peut faire l’apologie du terrorisme sur un mur entier: Lyon-2, c’est là même où une terroriste du FPLP avait été invitée à prendre la parole, la semaine dernière! »
« Atmosphère pesante »
Dans un sondage publié fin septembre, 9 étudiants juifs sur 10 disaient avoir vécu l’antisémitisme à l’université. « Aujourd’hui, cela va de la censure des hommages – à Sciences Po Paris, par exemple, les photos d’un ancien étudiant tué en Israël ont été recouvertes par des affiches appelant à un rassemblement pro-palestinien – à des dérapages antisémites, poursuit le président de l’UEJF. L’atmosphère est parfois extrêmement pesante, et de nombreux jeunes préfèrent ne plus aller en cours… »
Étudiante à Lyon, Léa est « la seule juive de (s)a promo ». « Aujourd’hui, toute la matinée, j’ai eu droit à des “Free Palestine!” jusque pendant les cours, et sans réaction des profs, rapporte-t-elle. Sur les réseaux sociaux, je reçois des messages comme: “Vous récoltez ce que vous avez semé”. À mon approche, certains se mettent à parler arabe… Je n’ai personne à qui me confier, et la seule chose que j’ai trouvée pour me protéger, c’est de m’isoler encore plus. Mon seul réconfort, c’est quand je rentre chez moi le soir, même si mes parents sont eux-mêmes très stressés. »
Pour éviter à ses enfants l’antisémitisme qu’il a vécu au collège, Michaël, qui porte un nom « identifiable », a « émigré vers les banlieues chics » de Lyon. « Un pogrom est organisé en Israël et il faut prendre des mesures de sécurité en France pour nous protéger !, s’affole ce chef d’entreprise de 46 ans. Mais pourquoi on en est arrivé là ? Les Français ont certes exprimé leur tristesse et leur colère après les crimes commis par Merah ou Coulibaly (qui ont tué plusieurs juifs en 2012 et 2015, NDLR) les assassinats de Mireille Knoll ou de Sarah Halimi (en 2017 et 2018, NDLR), mais trois semaines après, tout le monde était revenu à son train-train et personne n’a traité la question de l’antisémitisme. En attendant, en tant que juifs, nous devons faire profil bas. On a tous intégré qu’il n’est pas prudent de porter des signes distinctifs : pas de kippa, ni d’étoile de David. Ces craintes sont insupportables. J’adore la France, mais là je n’y crois plus, je pense que les choses sont hors de contrôle, et j’envisage de quitter mon pays. »
Mais où aller, se demandent ces familles, qui n’ont « même plus le recours de faire leur alya »? « J’ai le sentiment que même en Antarctique, des gens viendraient nous lancer : “Vous prenez notre igloo!” », lâche, amère, Noémie, avocate à Paris. « Ce que j’ai compris ce week-end, c’est que l’on ne pourra compter sur personne, affirme cette Ashkénaze, athée. Ce n’est pas de la peur que je ressens, mais plutôt un immense chagrin et un sentiment de solitude atroce. »
En fait, souligne-t-elle, « mon seul souhait est le droit à l’indifférence : je voudrais qu’on s’en foute que je sois juive. Or on me ramène toujours à ça. Même des clients qui croient me faire plaisir en me disant qu’ils m’ont choisie car les juifs sont plus intelligents que les autres…» À ses amies, qui lui ont gentiment écrit: « Je pense à toi avec tout ce qui se passe », elle avait envie de répondre: « Mais les bébés décapités, ce sont des êtres humains, pas des petits juifs: cela concerne tout le monde ! Car on est le premier rempart, mais après ce sera vous !, insiste-t-elle. C’est nous tous, c’est une civilisation que ces terroristes veulent anéantir. »
Et, observent certains, ils y parviennent déjà… À Strasbourg, Jeanne Barseghian, la maire écologiste, a fait retirer le drapeau israélien de l’hôtel de ville au bout de trente-six heures seulement, pour le remplacer par des messages mettant en avant les «valeurs» de sa ville, comme « État de droit, démocratie, égalité, non-discrimination ». À La Ciotat, dans les Bouches-du-Rhône, l’office de tourisme vient d’annoncer le report – sans donner d’explications ni de nouvelles dates – de l’exposition « Rabbi Jacob », prévue la semaine prochaine. Une simple exposition de souvenirs de tournage, à l’occasion des 50 ans du film culte de Louis de Funès…
« Il me tue ce silence »
« Je ressens un profond abattement, une grande tristesse et une colère froide, soupire Allan Knoll, l’un des fils de Mireille Knoll, poignardée de onze coups de couteau, puis brûlée par son voisin musulman. J’en veux beaucoup à toutes ces figures du cinéma, de la chanson ou du sport qui poussent des cris d’orfraie à la mort de petits truands mais hésitent à participer à une manifestation en soutien aux Israéliens, de peur d’être taxés de sionistes: quarante bébés massacrés, mais on ne les entend pas déplorer la mort de petits anges… J’aimerais tant que le peuple français se réveille, qu’il combatte la haine et l’obscurantisme à nos côtés! »
Française d’origine israélienne, la chanteuse Keren Ann partage les mêmes tourments: « Pourquoi est-il si difficile pour vous de nous soutenir ?, interroge-t-elle sur X (ex-Twitter). Il me tue ce silence. » Elle aussi aurait voulu voir « un élan de solidarité », entendre: « On est tous des Israéliens! » scandé dans les rues de France: « On a le sentiment qu’on est toujours obligé de se justifier d’exister!, se désole Rebeccah, quinquagénaire parisienne travaillant dans la finance. J’habite un quartier juif, j’ai toujours connu les protections policières, de l’école jusqu’à la synagogue. Je suis habituée à subir des brimades. Par exemple, quand on envoie un colis en Israël, il arrive très longtemps après, en piteux état, avec “Israël” barré et remplacé par “Palestine”… »
Après les attentats du 13 novembre 2015, Emmanuel, qui habite le quartier du Bataclan, avait « pendant longtemps, rasé les murs ». « Plutôt peureux, j’avais même arrêté de porter un petit pendentif qui m’avait valu diverses vexations, confie ce jeune ingénieur. Mais à force, avec les épreuves, on a plus de courage! En ce moment, je vis tellement de choses qui me révoltent que j’ai envie de m’affirmer. M’afficher en tant que juif, porter une kippa, affronter ceux qui ont toujours une opinion sur tout, et qui, aujourd’hui, détournent les yeux. »
(1) Terme par lequel les juifs désignent les non-juifs. (2) Certains prénoms ont été modifiés. (3) Objet de culte juif apposé à l’entrée d’une demeure.
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Anne-Sophie Sebban-Bécache, Dominique Reynié, François Legrand, Simone Rodon-Benzaquen, Radiographie de l’antisémitisme en France – édition 2022, Fondation pour l’innovation politique et American Jewish Commitee, janvier 2022.

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