
L'Assemblée nationale fait bloc derrière les élus menacés
Jean-Baptiste Daoulas, Laure Equy | 12 janvier 2022
Pour faire face à la recrudescence des violences verbales et physiques envers les députés, des plus graves comme un garage incendié, aux plus fréquentes comme les insultes sur les réseaux sociaux, Richard Ferrand a mis en place une cellule destinée à mieux suivre leurs plaintes.
« T’égorger », « te décapiter », « te rafaler »… Faut-il – encore – porter plainte quand on reçoit un énième courrier de menace ou d’insulte ? C’est pour épauler les députés éreintés face aux 800 signalements recensés depuis novembre que l’Assemblée nationale a adopté une nouvelle stratégie. Le mot d’ordre est désormais le dépôt de plainte systématique et les parlementaires sont accompagnés dans leurs démarches par une administratrice référente. « L’Assemblée nationale poursuivra chaque auteur identifié de faits contre un député, en se constituant partie civile chaque fois », écrit Richard Ferrand dans un courrier adressé mercredi aux 577 députés. Mardi soir, le président de l’Assemblée a rencontré Eric Dupond-Moretti et Gérald Darmanin, qui avaient déjà, ces derniers mois, adressé des instructions et des circulaires aux préfets et aux parquets pour réclamer vigilance et sévérité. Les ministres de l’Intérieur et de la Justice ont validé sa proposition de créer une « cellule bicamérale » associant les services du Parlement et les forces de sécurité pour « assurer un suivi exact et régulier des faits et des plaintes ». L’idée d’un recensement spécifique de ces atteintes a été entérinée. Selon la Place Beauvau, 162 parlementaires et 605 maires ou adjoints ont été victimes « d’atteintes volontaires à l’intégrité physique » dans les onze premiers mois de 2021, en hausse de 47 % en un an. Darmanin a annoncé mercredi que 15 personnes ont été interpellées lors des six derniers mois pour des menaces contre des élus.
« Vos adresses circulent »
Porter plainte va de soi quand son garage est incendié, ce qu’a subi le député LREM de l’Oise Pascal Bois en décembre, ou quand on trouve son chien éborgné, traumatisme vécu par une de ses collègues. Mais pour le reste ? Si l’Assemblée incite à construire une riposte juridique collective et automatique, les parlementaires semblent jusqu’alors fabriquer leur stratégie dans leur coin. Faire un tri dans les menaces ? Selon quels critères ? Empiriquement, chacun établit sa propre échelle d’alerte. Un député en pointe sur le projet de loi instaurant un pass vaccinal ne laisse rien passer et se rend chaque semaine au commissariat muni du lot de mails reçus. Mais rares sont ceux aussi constants. Ceux qui croulent sous les notifications injurieuses sur les réseaux sociaux décident souvent de « laisser courir ». Ils se concentrent sur les mails et lettres qui les ciblent personnellement sans s’attarder sur les courriers adressés sans distinction. Présidente (LREM) de la commission des lois, Yaël Braun-Pivet hésite d’autant moins à porter plainte « quand sa famille est visée » – ainsi d’une lettre accompagnée de cercueils miniatures.
Pendant les fêtes, plusieurs mails communs promettaient aux élus favorables au pass vaccinal d’être égorgés ou « de prendre des balles par un de nos résistants ». « Vous ne pouvez rien faire pendant que vos adresses circulent », prévenait l’un d’eux, visant plusieurs dizaines de députés. Menacé de décapitation, Bruno Questel a porté plainte « car il y avait mon adresse, ce qui est le franchissement d’un cap ». Laetitia Avia a été contactée par son commissariat, qui l’a incitée à attaquer en justice, mais la députée de Paris, régulièrement prise pour cible, opère une sélection. « Je porte plainte pour ce qui me vise directement, quand j’ai l’inquiétude qu’un type m’attende en bas de chez moi. » Le flot est tel que la lassitude guette : « En octobre, j’ai réalisé que j’avais déposé seize plaintes depuis le début du mandat, là j’en ai eu marre », dit Avia.
« Je surveille parfois derrière moi »
Conscients de la gravité de ces agressions et menaces, mais fatalistes, presque blasés par des insultes souvent racistes, antisémites ou homophobes, des députés convoquent le fantôme de Jo Cox, la députée britannique travailliste assassinée en 2016 en pleine campagne du Brexit. Ou celui du professeur Samuel Paty. Et si un déséquilibré nourri par cette haine s’en prenait à eux ? Ludovic Mendes a porté plainte une vingtaine de fois depuis l’instauration du pass sanitaire, cet été, et un premier avertissement d’un homme qui comptait « faire exploser sa permanence et [lui] avec ». « Mais je n’ai pas envie de me balader avec un agent de police. Je ne me sens pas en danger plus que ça, même si je surveille parfois derrière moi », ajoute le député de Moselle. « Je ne veux pas d’une bagnole de flic en permanence devant chez moi, abonde Questel. On ne peut pas vivre dans la psychose. »
Le député de l’Eure a, il est vrai, été échaudé. Fin 2018, six coups de fusil sont tirés devant son domicile. Sur le pas de sa porte, 35 gilets jaunes jettent des fumigènes et tentent d’entrer. Après la diffusion d’une vidéo de la scène appelant à le tuer, il est joint par le parquet pour porter plainte. Il recevra un chèque d’un euro de dommages et intérêts. Et la plainte pour les coups de feu est classée sans suite. « Je me suis senti seul », conclut-il. Avia évoque deux rappels à la loi et deux peines : un homme qui avait écrit sur Facebook que la députée « s’exprime comme une merde dont elle a la couleur » a été condamné, à Béziers en 2020, à quatre mois de prison avec sursis et à verser des indemnités pour incitation à la haine. Trois auteurs de menaces et d’insultes sur Facebook contre Yaël Braun-Pivet ont écopé d’une contravention.
Mais de très nombreuses plaintes butent sur l’impossibilité de trouver les auteurs des faits. « On peut avoir le sentiment que la réponse pénale n’est pas à la hauteur. L’effet de masse est inquiétant quand on reçoit une quinzaine de mails. Mais chaque personne n’a envoyé qu’un message, on a une réponse pénale individualisée selon l’auteur et les faits commis, justifie Braun-Pivet. Je suis en lien avec les enquêteurs. Les recherches sont menées scrupuleusement, mais la tâche est compliquée. » Un chiffre a achevé de saper le moral des députés, témoignant d’un mal plus profond. Dans une enquête menée en novembre pour l’Assemblée nationale, par la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol) et la Fondation Jean-Jaurès, 60 % des sondés disaient comprendre, sans l’approuver, le mécontentement à l’origine des « comportements violents à l’égard des députés, de leurs collaborateurs, dans leur permanence ou à leur domicile ».
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Dominique Reynié (dir.), Rapport pour l’Assemblée Nationale, (Fondation pour l’innovation politique, novembre 2021).

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