
Le Monde Festival : doit-on envisager un monde sans démocratie ?
Eléa Pommiers | 11 octobre 2019
Aurélie Filippetti, Cynthia Fleury, Dominique Reynié et Pierre-Henri Tavoillot ont débattu au Monde Festival, dimanche, de l’avenir (incertain) de la démocratie, notamment face au dérèglement climatique.

« Nous sommes dans un cycle historique où il est possible de faire sérieusement l’hypothèse d’une sortie du moment démocratique », lance d’emblée le politiste Dominique Reynié. Le ton est posé dans le studio de l’Opéra Bastille, dimanche 6 octobre, alors que s’ouvre à peine la conférence « La Démocratie a-t-elle encore un avenir ? », animée par Florent Georgesco et réunissant également l’ancienne députée et ministre Aurélie Filippetti, la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury, ainsi que le philosophe Pierre-Henri Tavoillot.
Le constat de la crise du régime démocratique est unanime entre les quatre intervenants. L’analyse des causes est moins consensuelle. Dominique Reynié cite le problème de « l’espace public disloqué, saturé d’émotions », l’effritement du « consensus sur les valeurs fondamentales qui nous réunissent » ou bien la montée en puissance de pays comme la Chine, qui réfutent ouvertement les valeurs-socles de la démocratie. Cynthia Fleury renchérit avec le « retour liberticide d’une grande société de surveillance » ou encore « l’autonomisation de la sphère financière de la sphère politique ».
Aurélie Filippetti, tout en rappelant que « les débats sur la crise de la démocratie sont aussi vieux que la démocratie elle-même », estime, elle, que ce régime est aujourd’hui menacé par la montée des inégalités et la « sécession des élites ». « La réflexion sur la démocratie doit s’articuler avec réflexion sur ce qu’est ce “demos” au nom duquel on va exercer, qui est le peuple et comment il s’exprime », insiste-t-elle.
« L’idée délétère de la démocratie est de penser qu’on a rencontré le peuple, qu’on peut parler en son nom », lui répond Pierre-Henri Tavoillot, qui juge que le principal problème de la démocratie est plutôt celui de l’efficacité. « L’éloge du demos [le peuple] ne doit jamais se faire au détriment du cratos [le pouvoir] », dit-il.

« Il y a de vrais dysfonctionnements de la représentativité »
Le débat s’emporte rapidement entre les deux intervenants, qui s’opposent sur le diagnostic, et donc sur les solutions. Pour l’ancienne ministre, la démocratie représentative ne suffit plus. Elle en veut pour preuve la crise des « gilets jaunes » et l’exigence de plus de démocratie participative, ou directe, qu’elle appelle elle-même de ses vœux, notamment sur les sujets environnementaux. La question est moins, pour Aurélie Filippetti, celle de la décision que celle de la manière de délibérer dans un régime « jamais achevé » et appelé, par essence, à évoluer constamment. Cynthia Fleury approuve :
« Il y a de vrais dysfonctionnements de la représentativité de notre représentation, nous devons essayer de l’améliorer. Nous pouvons construire une rationalité publique avec d’autres outils que ceux, classiques, de la représentation, car nous n’avons jamais eu, dans les démocraties occidentales, un peuple aussi qualifié, aussi possiblement compétent, et nous avons à mettre cette compétence au service de l’intérêt général. »
Une gageure pour Pierre-Henri Tavoillot, pour qui la démocratie directe est irréalisable dans la mesure où l’intégralité des citoyens ne peut pas prendre part à une décision ou une délibération. Ce type de fonctionnement démocratique serait, selon lui, capté par des militants, des minorités actives :
« Ce sera l’usurpation du peuple, l’usurpation de l’intérêt général par des intérêts particuliers. La vraie crise de la démocratie ne se situe pas dans la représentation du “demos”, mais dans l’efficacité du pouvoir démocratique, et ce genre de chose [les processus de démocratie directe ou participative] va encore complexifier la prise de décision. »
Survivre à la « fin de l’abondance » ?
Mais si l’adaptation de la démocratie représentative ne suffisait pas à sauver la démocratie ? A l’heure de l’urgence climatique et de la remise en cause du système économique qui a accompagné le développement de la démocratie en Occident depuis deux siècles, c’est la pertinence même du « pire des régimes à l’exception de tous les autres » qui est questionnée. « Les démocraties sont-elles capables de traverser un siècle où nous aurions à vivre la sortie de l’abondance (…), alors que cet horizon-là avait toujours été donné aux citoyens ? », s’interroge Dominique Reynié, qui se demande si ce régime restera « désiré par ceux-là même qui seront confrontés à l’obligation de se déprendre de ce qu’on leur avait promis ».
« Si on creuse le fossé des inégalités, alors on creusera la tombe de nos démocraties et on ouvrira la voix aux régimes autoritaires, avertit Aurélie Filippetti. Tous ceux qui se battent pour la justice sociale se battent aussi pour la vitalité de la démocratie. »
« Nous avons [jusqu’alors] produit de la croissance en nous disant qu’elle se chargerait de la justice, cela est fini, enchaîne Cynthia Fleury, qui juge la situation, en écho à Dominique Reynié, inédite dans l’histoire de la démocratie. Nous sommes obligés de renverser [le raisonnement], de produire un système qui s’intéresse d’abord au juste et dont découlera un certain type de croissance. » Elle voit dans les « insularités », les initiatives locales, des solutions efficaces et inspirantes pour l’avenir. Mais ces « insularités » menacent-elles l’unité démocratique ? Et comment leur faire changer d’échelle pour répondre à un problème incontestablement mondial ? A ces questions-là, personne n’a (encore) de réponse.
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