
Quand la parodie du wokisme devient prophétie
Pierre Valentin | 19 décembre 2021
En publiant des tweets woke parodiques, le compte Titania McGrath, tenu par le comédien Andrew Doyle, a prédit une quinzaine de réelles polémiques.
Titania McGrath, lunettes noires ajustées sur le nez, n’a pas l’air de plaisanter. Celle qui se dit « écosexuelle » et non blanche, malgré ce que suggère sa photo de profil, publie régulièrement des tweets viraux. Citons-en quelques-uns : « La seule raison pour laquelle les Blancs ont des enfants est qu’ils peuvent simuler l’expérience de posséder un esclave », ou encore : « Les enfants ne sont jamais trop jeunes pour apprendre les maux de la blanchitude. Je viens d’enchaîner ma nièce de quatre ans au belvédère du jardin et de lui dire de réfléchir à sa complicité dans la traite des esclaves. Elle s’est immédiatement mise à pleurer, ce qui n’est qu’une preuve de sa fragilité blanche. » Ce compte anglophone, crée il y a plusieurs années par le journaliste, essayiste, et comédien britannique Andrew Doyle, comptabilise désormais plus de 660 000 abonnés sur Twitter. Face à ceux qui prétendent que le wokisme n’existe pas, Titania offre une réponse cinglante, en parodiant bien un quelque chose que nous reconnaissons instinctivement.
On pourrait pourtant être tenté d’y voir une caricature grossière n’ayant que très peu de rapport avec ce qu’elle prétend singer. Cependant, cela s’avère une interprétation difficile à tenir pour plusieurs raisons. Premièrement, nombre de personnes non woke, tellement habituées à voir des annonces passer sur les réseaux sociaux qui frôlent la folie (L’Oréal qui supprime de la liste de ses produits les termes « blanc » et « blanchissant », par exemple), la prennent pour un vrai compte. Cette confusion n’est pas que l’apanage des sceptiques du wokisme. Il arrive régulièrement que des militants authentiques partagent du Titania au premier degré. C’est notamment arrivé à Rokhaya Diallo, le 14 janvier 2020, lorsqu’elle a retweeté le tweet suivant : « Si quelqu’un vous demande des preuves de racisme, il suffit de leur répondre que de demander des preuves de racisme est en soi une preuve de racisme. À vous de jouer, bigots. »
Impossibilité de trier le bon grain woke de l’ivraie satirique
Ensuite, Titania « étaye » ses tweets de captures d’écran tirées d’articles de sites anglophones acquis aux thèses woke, permettant ainsi de démontrer que la frontière entre parodie et premier degré woke s’amenuise de jour en jour. C’est ce qui lui permet notamment de compiler une liste de 152 choses qui ont déjà été jugées comme participant à un système raciste par ces médias. On peut citer, pêle-mêle, les feux d’artifice, les mots croisés, la nage, les acronymes, le café, le poisson, le changement climatique, ou encore, bien évidemment, les céréales.
Afin de démontrer par l’absurde l’impossibilité de trier le bon grain woke de l’ivraie satirique, le journal Marianne proposait d’ailleurs en avril dernier un quiz intitulé « Woke ou fake ? ». La description, facétieuse, précisait que « les combats woke flirtent parfois avec les frontières du réel. Voici donc 20 propositions pouvant correspondre aux luttes progressistes : à vous de déterminer lesquelles sont authentiques et lesquelles sont bidon ». Le test, impitoyable, avait laissé votre serviteur avec à peine plus que la moyenne.
La parodie n’est qu’un wokisme avec un peu d’avance
De plus, Titania possède également la capacité de prédire l’avenir woke. Quand elle encourage les jeunes femmes à partir seules en voyage dans les zones rurales du Pakistan en octobre 2019, le magazine Forbes écrira un article similaire une dizaine de jours plus tard. Quand Titania dit dans son livre WOKE, publié en mars 2019, que Helen Keller, femme sourde et aveugle, possède un privilège blanc, Time Magazine écrira la même chose en décembre 2020. Quand Titania affirme que l’actrice de Mary Poppins commet un « blackface » dans la scène de la cheminée, nul autre que le New York Times ira dans son sens quelques mois plus tard.
Plus récemment, dans un événement que le compte a oublié de compiler, des autodafés « inclusifs » ont eu lieu au Canada, ce qui n’est pas sans rappeler le tweet de Titania d’avril 2019 : « Le seul inconvénient des livres électroniques est que vous ne pouvez pas les brûler s’ils sont offensants. » Une nouvelle fois, la parodie s’avère prophétique.
Canulars académiques : des Titania universitaires
Certains pourraient être tentés de répondre en séparant Twitter – arène à sophismes de tous genres – d’un monde universitaire qui éviterait ces bêtises militantes. Hélas, là aussi cette interprétation s’avère difficile à défendre. Déjà, en 1996, éclatait l’« affaire Sokal » : le physicien et épistémologue américain Alan Sokal parvenait à publier dans la revue d’études culturelles Social Text, un article, intitulé « Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique », rempli d’inexactitudes scientifiques, mais truffé de jargon « postmoderne » jugé incompréhensible, et donc infalsifiable.
S’inspirant de cette initiative, il y eut en 2018 l’opération « Sokal au carré », menée par Helen Pluckrose, James Lindsay, et Peter Boghossian. Alors qu’elle fut révélée avant son terme, sept articles avaient pourtant déjà été acceptés par plusieurs journaux académiques, dont quatre publiés. Prenons par exemple l’article « Human Reactions to Rape Culture and Queer Performativity in Urban Dog Parks in Portland, Oregon » (« Réactions humaines à la culture du viol et la performativité queer dans les parcs à chien dans le Portland, Oregon »). Ce dernier impliquait, entre autres choses, d’« avoir inspecté avec tact les parties génitales d’un peu moins de 10 000 chiens tout en interrogeant les propriétaires sur leur sexualité », le tout afin de démontrer une « culture du viol ». Il fut non seulement publié dans une revue particulièrement réputée pour être à la pointe de la géographie féministe (Gender, Place, and Culture), mais il reçut également une reconnaissance particulière pour son excellence par cette revue, avant d’être rétracté lorsque la mystification fut dévoilée.
Pourquoi une telle incapacité du wokisme à détecter la parodie ?
Qu’est-ce qui explique que cette idéologie soit à ce point perméable à sa propre parodie, aussi peu capable de percevoir l’aspect satirique de certains propos ? Notons déjà que le wokisme, se radicalisant sans cesse, sait faire passer ses égéries du statut d’avant-garde à celui de rétrograde en un temps record. On songe, par exemple, au cas de Germaine Greer, féministe radicale autrice de La Femme eunuque, mais déjà interdit de cité dans de nombreux campus britanniques pour sa position sur la question trans.
On pense également à la transsexuelle Caitlyn Jenner, elle-même violemment dénigrée en mai dernier pour s’être opposée à l’idée que des « garçons biologiques » puissent participer dans des sports féminins au sein des écoles américaines. On sait désormais, grâce à l’idéologie woke, que même les trans peuvent devenir « réactionnaires ». Il ne suffit pas d’être woke, il faut sans cesse essayer de le rester, et cela passe par une fuite en avant qui ressemble à un train sans freins. Ainsi, émettre une réserve sur un nouveau concept qui, à première vue, paraît excessif, c’est prendre le risque de devenir le « réac » de service au sein de ces nébuleuses, et donc se condamner à être purgé.
Ensuite, la clôture savante et son jargon impénétrable (mais facilement reconnaissable) affaiblit sur le long terme l’esprit critique de ceux qui le pratiquent. Lorsqu’on ne sait pas ce que signifie une ribambelle de concepts difficilement définissables au sein de phrases mal structurées, on sera certes incapable de déchiffrer les propos, mais on ne pourra pas non plus dire si ces derniers sont vrais ou faux. L’opacité du langage savant facilite de ce point de vue le caractère infalsifiable et invérifiable de ces écrits, et donc, d’un même trait, leur parodie.
Lire l’article sur lepoint.fr.
Pierre Valentin, L’idéologie woke. Anatomie du wokisme (1), (Fondation pour l’innovation politique, juillet 2021).

Pierre Valentin, L’idéologie woke. Face au wokisme (2), (Fondation pour l’innovation politique, juillet 2021).

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