Victor Delage: « Le syndicalisme français est confronté à une crise existentielle »

Ronan Planchon, Victor Delage | 15 janvier 2023

ENTRETIEN - Selon le responsable des études à la Fondation pour l’innovation politique, les organisations syndicales craignent de se voir dépecées de leurs fonctions, notamment à cause des critiques tenaces de Jean-Luc Mélenchon.

LE FIGARO. – «Je crois que les partis de gauche seraient inspirés de nous laisser gérer la mobilisation sociale», a prévenu dimanche dernier Laurent Berger, le patron de la CFDT. Pourquoi les syndicats entendent-ils conserver la main et dicter leur agenda aux partis politiques?

Victor DELAGE.  Cette déclaration de Laurent Berger est une nouvelle illustration de la méfiance grandissante des syndicats envers la Nupes. Sur fond d’échec de la participation, des frictions déjà importantes se faisaient jour lors d’anciennes mobilisations orchestrées par La France insoumise, comme la marche «contre la vie chère», le 16 octobre dernier, ou la «grande marée populaire», en mai 2018. Certaines centrales syndicales suspectent Jean-Luc Mélenchon de vouloir s’approprier la contestation sociale. Or, l’essence même du rôle des syndicats est de faire entendre les revendications des travailleurs en ayant recours aux formes légales de l’action collective, en tête desquelles la manifestation et la grève. La crainte des organisations syndicales de se voir dépecées de leurs fonctions est exacerbée par les critiques tenaces du leader de LFI, qui estimait encore le 5 juillet 2022, que «Le mouvement social est hors d’état d’organiser quoi que ce soit. (…) Le lieu de l’union populaire, le lieu où le peuple se retrouve pour faire quelque chose, c’est la Nupes.»

La déclaration de Laurent Berger est-elle un signe du déclassement des syndicats?

Il n’y a rien de surprenant à voir les syndicats être vent debout contre ceux qui, à gauche, souhaitent leur faire concurrence pour armer le mouvement social. Sur la réforme des retraites, l’appel intersyndical à manifester et à faire grève dès le 19 janvier, deux jours avant la «marche pour nos retraites» lancée par des organisations de jeunesse des partis de la Nupes, va dans ce sens. Mais cette inquiétude manifeste reflète aussi la situation du syndicalisme français, confronté à une crise existentielle depuis une quarantaine d’années. Souvent divisés, parfois désavoués, les syndicats ont vu leur nombre d’adhérents se réduire considérablement. Les électeurs sont aussi de moins en moins enclins à voter lors des élections professionnelles, comme le montre une analyse fouillée de Dominique Andolfatto sur la participation électorale.

Les organisations syndicales souhaitent donc profiter du momentum de la réforme des retraites: selon un sondage Elabe, 60 % des Français soutiennent la mobilisation contre cette réforme et 46 % se disent prêts à «se mobiliser» dans les prochaines semaines. Les syndicats ont réussi à s’accorder sur une stratégie commune, ce qui n’était pas le cas lors de la réforme avortée de 2019-2020. À eux de tirer profit du contexte social explosif – inflation, prix du carburant, réforme de l’assurance-chômage – pour mobiliser massivement, en allant au-delà de journées d’action sans lendemain. Reste à savoir si cette unité syndicale tiendra dans la durée, car derrière cette apparente harmonie se cache la question épineuse du leadership du mouvement, que la CGT et la CFDT souhaitent toutes deux revendiquer.

La chute du syndicalisme traduit-elle l’effacement de la social-démocratie?

L’instauration d’une gauche de type social-démocrate paraît illusoire en France. Malgré ses ambitions initiales, François Hollande, une fois au pouvoir, a éprouvé toutes les peines du monde à déployer son projet fondé sur le dialogue social. Outre le mouvement de désyndicalisation et l’effondrement de la gauche de gouvernement, la culture française du syndicalisme révolutionnaire perdure dans plusieurs instances syndicales et nous éloigne des références nordiques. Dans ces social-démocraties, le succès des réformes repose sur le consensus ainsi que sur l’existence de relations de proximité entre gouvernants et syndicats.

« Le taux de syndicalisation, entre 7 % et 11 % selon les selon les modes de calcul, est l’un des plus faibles d’Europe » – Victor Delage

Trois critères communs caractérisent ce modèle: un taux de syndicalisation très élevé, des organisations syndicales peu nombreuses et rarement divisées, et la reconnaissance de l’économie de marché comme source de redistribution des richesses produites. Le paysage syndical français ne satisfait aucun de ces critères. Le taux de syndicalisation, entre 7 % et 11 % selon les selon les modes de calcul, est l’un des plus faibles d’Europe. On dénombre sept organisations généralistes – souvent en désaccord sur les constats ou les modes d’action -, un record au niveau des pays de l’OCDE. Enfin, la plupart d’entre elles sont restées claquemurées dans le schéma exploités-exploitants.

Dans une société sans corps intermédiaires émergent de nouveaux relais et intermédiaires. De quelle nature sont-ils?

L’effacement des corps intermédiaires, facilitateurs du progrès économique et social et générateurs de solutions, transforme le rapport à la conflictualité sociale. Le mouvement des «gilets jaunes» traduit ce changement structurel et relève d’une double crise de la représentation, politique et médiatique. Apparu en dehors de tout cadre syndical, ce mouvement contestataire a tourné le dos à tout type d’organisations institutionnelles, des partis politiques aux syndicats. En France, l’action collective organisée se trouve en fait supplantée par des protestations multiformes, largement facilitées par la digitalisation de l’espace public, et recourant à des modalités d’actions violentes et sporadiques. C’est ce que le sociologue Anthony Oberschall appelle «violence sans lendemain, sans visée politique et sans relais organisationnel». L’enracinement de cette crise de la représentation constitue un redoutable défi pour notre démocratie.

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